
Nous sommes à l’automne 2018. Je profite d’une journée de repos pour mettre à jour ma Bucket List. La Bucket List est une liste de choses à faire avant de mourir. J’ai commencé à écrire cette liste en 2011. De temps en temps, j’ajoute une nouvelle chose à accomplir ou à l’inverse, j’en enlève une qui ne m’intéresse plus. Au fil des années, j’ai pu cocher certains éléments de ma Bucket list, comme voir le groupe Indochine au Stade de France, me faire tatouer, ou encore partir à l’autre bout du Monde. En revanche, il me reste encore de nombreuses choses à accomplir telles que lancer une bouteille à la mer, passer une journée à attendre le monstre du Loch Ness, ou encore faire l’ascension du Mont-Blanc.
Alors que je me promène sur internet en quête d’idées pour remplir ma liste, l’envie me prend soudain d’y ajouter un marathon.
On ne peut pas vraiment dire que je sois un adepte de la course à pieds. Je cours de temps en temps depuis 2011, n’excédant jamais ou rarement les 10 kilomètres par sortie. Généralement, une à quatre fois par mois, je cours 5 kilomètres, 8 quand je suis en forme. Je fais ça pendant 2 ou 3 mois tout au plus et j’arrête pour les 4 mois à venir. Je suis le champion de l’irrégularité. Et puis il y a des douleurs que je ne traite pas. Je n’ai pas l’habitude de consulter un médecin au moindre problème, je préfère laisser tomber. Après tout, on verra bien plus tard. Une fois quand même, en 2016, j’ai fini par consulter à cause de douleurs aux tibias qui devenaient chroniques. Mon généraliste m’a envoyé faire une échographie pour diagnostiquer une périostite (inflammation au niveau de la face interne du tibia). On me donne alors une ordonnance pour consulter un spécialiste à la clinique du sport. Trop de médecins pour moi, je laisse tomber la course. Je reprendrai plus tard avant de laisser tomber de nouveau etc…
Nous sommes à l’automne 2018. Je décide de faire le prochain marathon de Bordeaux le 27 avril 2019, dans un peu plus de 6 mois. Depuis le 12 juillet déjà, je cours de façon plus régulière. Je me rends au Bois de Thouars, une forêt à quelques minutes de chez moi dans laquelle se trouve un parcours de 5 kilomètres. A cause de mes antécédents, je n’excède jamais les 5 kilomètres. Cependant, depuis que je cours sur du chemin, je n’ai plus mes douleurs aux tibias. Je ne le sais pas encore, mais ce sont des séances de tapis de course en salle de sport qui ont provoqué ma périostite.
13 octobre 2018 : J’attaque officiellement ma préparation pour le prochain marathon de Bordeaux. Cette nouvelle perspective change complètement mes impressions consécutives aux entraînements. J’ai tellement envie de cocher la case « marathon » de ma Bucket List que je ne me suis jamais senti aussi motivé par quoi que ce soit. Je cours et je progresse avec plaisir, et à une vitesse folle. Le 17 octobre, je passe la barre des 8km, celle des 11km le 21 octobre, 12km le 2 novembre, 15km le 8 novembre, 17km le 18 novembre et 21km, soit la distance d’un semi-marathon le 26 novembre en 1 heure et 49 minutes. Entre chacune de ces séances, j’exécute des petites sorties de 5 à 7 kilomètres. Je suis en pleine forme et je commence à prendre une confiance aveugle. Allez, j’ai envie de rajouter une complication supplémentaire à mon challenge, c’est décidé, je vais devoir faire ce premier marathon en moins de 4 heures. Après tout, ça ne serait pas drôle de franchir la ligne d’arrivée en marchant après 6 heures de course. 4 heures me paraît être un bel objectif.

Mais voilà, le 28 novembre, deux jours après mes 21 kilomètres, alors que je m’élance pour une petite sortie de 5 kilomètres, de nouvelles douleurs apparaissent. Aux genoux cette fois-ci. Je ne me suis peut-être pas assez reposé. Je n’insiste pas. On verra dans 2 jours. Nous sommes le 30 novembre, je réitère ma tentative de courir 5 kilomètres autour du bois de Thouars. J’arrive au bout, mais mes douleurs aux genoux sont toujours présentes. Elles ne se sont pas apaisées, bien au contraire. Soucieux de tout faire pour aller jusqu’au bout de mon challenge, je prends rendez-vous avec mon médecin. Je viens tout juste de changer de généraliste, j’ai opté pour un jeune spécialiste du sport, je sais qu’il me donnera les premiers éléments de réponse. Il pense à une TFL, une tendinite du fascia lata que l’on appelle généralement syndrome de l’essuie-glace. Je n’en ai jamais entendu parler, mais c’est tout à fait courant chez les joggeurs. Mon médecin m’envoie consulter un podologue afin d’observer ma posture et de trouver une solution.
Le 14 décembre, je me rends donc pour la première fois chez un podologue. La TFL est confirmée. J’ai la posture d’un coureur pronateur, à savoir que mes pieds ont tendance à s’affaisser vers l’intérieur. Je dois simplement changer de chaussures et trouver une paire adaptée à ma posture. J’ignorais totalement qu’il existait plusieurs types de chaussures en fonction de la foulée. J’apprends quelque chose. Je remercie mon podologue et me rends directement chez Go Sport pour acheter une paire d’Asics Gel Kayano pour coureur pronateur. Ces chaussures feront le marathon de Bordeaux au mois d’avril. Je me dépêche de rentrer à la maison pour essayer mes nouvelles runnings. Après 8 kilomètres de course, la douleur revient sur mes deux genoux. J’abandonne. Après tout, cela ne fait que 15 jours que je suis au repos, peut-être faut-il ne pas courir pendant une plus longue période. Je décide de laisser passer les fêtes de fin d’année et d’attendre le mois de janvier pour reprendre.
4 janvier : Babyboo, ma compagne, m’apprend qu’elle est enceinte. Cela faisait tellement longtemps que j’attendais une telle nouvelle que je suis à présent l’homme le plus heureux du Monde. Elle doit accoucher au mois de septembre. Nul doute que cette année sera MON année. Ce bébé sera une motivation supplémentaire pour aller au bout de cette course qui est programmée pour dans moins de 4 mois déjà.
Nous sommes le 10 janvier. Cela fera bientôt un mois que je n’ai pas couru. Je croise les doigts pour ne pas ressentir la douleur et je m’élance. Après à peine 4 kilomètres, la douleur est plus intense qu’elle ne l’a jamais été. J’ai envie de pleurer. Est-ce à cause de mes chaussures ? Le diagnostic était-il le bon ? Pour la première fois, j’ai envie de tout laisser tomber. Entre la chambre du bébé à préparer et d’autres travaux prévus dans la maison, je commence à douter de mes capacités à préparer ce marathon. Il faudrait que la douleur disparaisse du jour au lendemain. Ce serait un miracle. Je n’y crois pas une seconde mais je prends malgré tout un nouveau rendez-vous pour le 21 janvier chez mon podologue. Il n’est pas plus inquiet que ça. Sur place, il me prépare des semelles de renfort qui vont venir élever l’intérieur de mes pieds. Il m’affirme que je n’ai pas besoin de repos et que si je ressens de nouveau la douleur, il faudra des semelles plus épaisses.

Le 22 janvier, le lendemain de mon rendez-vous, je décide de reprendre l’entraînement. Je parviens effectivement à faire une course de 7 kilomètres sans la moindre douleur. On est encore loin du miracle mais c’est très positif pour moi. 13km le 25 janvier, 11km le 28, 18km le 1er février. C’est bien un miracle ! Mes genoux ne me font plus mal. L’espoir revient. Je vais pouvoir achever la préparation de ce marathon en toute tranquillité, j’en suis certain. Le 12 février, je fais la distance d’un semi-marathon (21,1km) en 1 heure et 56 minutes. Je suis en forme. Si je continue comme ça, nul doute que je vais pouvoir achever ce marathon en moins de 4 heures. Chaque session de footing, qu’elle fasse 5 ou 15 kilomètres est redevenue un plaisir. Les jours avancent et je suis de moins en moins inquiet quant à l’avenir de mes genoux. Mais le 28 février, au lendemain d’une session de 11 kilomètres, j’apprends que le marathon de Bordeaux est annulé et reporté au 26 octobre, de peur qu’une manifestation de gilets jaunes ne vienne perturber l’évènement. Pour moi, c’est dramatique. Je perds toute motivation. Un mois après la naissance de mon bébé, impossible de courir ce marathon. Tous mes efforts tombent à l’eau. Je suis dégoûté. J’en veux à la Terre entière. A la ville de Bordeaux. Aux gilets jaunes. J’arrête la course. J’étais tellement animé par la perspective de ce marathon que je n’ai plus envie de courir à présent. Rideau. Je ne chausse pas mes runnings de tout le mois de mars. Ni d’avril.
Nous parlons beaucoup avec Babyboo. Elle trouve dommage que malgré la naissance de notre fils, car oui nous allons avoir un petit garçon, je ne continue pas ma préparation pour le marathon. D’autant que pour sa naissance, avec le cumul de mes congés, je totaliserai six semaines de repos. Effectivement, sous cet angle, le rêve pourrait redevenir réalité. Et si elle avait raison ? Alors qu’autour de moi on évoque la complexité d’avoir un bébé et de préparer un marathon en simultané, ma Babyboo n’affiche que de la fierté à l’idée que je puisse relever mon challenge. J’en ai tellement envie… C’est décidé, après nos vacances du mois de mai, je reprendrai l’entraînement.
Les vacances arrivent vite et je dois me faire une raison. Je me sens déprimé, fatigué, et je n’ai pas la moindre envie de reprendre la course. Je mets ça sur le dos du bébé. J’ai lu que les futurs pères pouvaient vivre une dépression quelques temps avant l’arrivée d’un bébé. Il est vrai que je n’ai plus envie de rien. Nous avons des travaux à réaliser dans notre chambre et dans celle de notre futur fils, et nous devons consacrer notre première semaine de vacances à la rénovation de notre chambre. Il faut casser un mur, refaire les enduits, la peinture, monter une armoire, entre autres. Les travaux m’épuisent. Je n’y mets pas beaucoup de bonne volonté et je passe mes journées à bailler. Au contraire, Babyboo, qui en fait autant que moi, est en pleine forme, et malgré sa grossesse, elle voudrait que nous sortions le soir. Je n’en ai pas envie. Je suis trop fatigué. Le 22 mai, pour fêter la fin des travaux dans notre chambre, nous allons passer la journée à Arcachon. Au programme, sortie en bateau, cinéma, restaurant et balade. La journée est parfaite et me redonne pêche et moral. Le retour en voiture est pénible. Il y a une déviation sur l’autoroute, nous mettons plus d’une heure pour rentrer à la maison et je lutte afin de ne pas m’endormir au volant. Nous sommes mercredi, il me reste 4 jours de vacances et la forme n’est pas au rendez-vous.

J’attends le vendredi avant d’aller consulter mon médecin. Ce dernier pense à un stress. Rien de méchant. Par précaution, il me prescrit une prise de sang. Il a raison. C’est vrai que depuis quelques semaines, je me sens plus stressé que d’habitude. Je n’ai jamais fait de bilan sanguin. Babyboo est inquiète. Elle aurait voulu que j’en fasse un depuis longtemps. Je suis fumeur et j’ai une alimentation extrêmement grasse et sucrée. Même moi, je ne suis pas serein. Le samedi matin, je reçois un email avec les résultats de ma prise de sang. Babyboo a l’habitude de ce genre de document. Elle s’effondre en larmes après la lecture. Presque rien n’est dans la norme, mais le plus inquiétant vient de mon taux de fer qui est très largement au-dessus de ce qu’il devrait être. Complètement paniquée, elle décide d’appeler SOS médecin. Bon, d’après le docteur, il semble que j’ai un problème au foie. Soit une maladie, hémochromatose, soit une hépatite. Je réalise que c’est peut-être sérieux tandis que Babyboo cherche à s’assurer de ma fidélité. Ce weekend s’annonce merveilleux… Alors que je parviens à rassurer ma compagne, je sens que mon état s’aggrave au cours du Dimanche. Je n’ai plus quitté le lit depuis hier après-midi, mais en plus de la fatigue, je ne me sens pas bien du tout. J’ai 39 de fièvre. A nouveau paniquée, Babyboo appelle le Samu. Il faut aller aux urgences de la clinique mutualiste de Pessac.

Je suis pris en charge après 5 minutes d’attente. Ils parviennent à faire retomber ma fièvre et me font des examens complémentaires. Ils veulent me garder une nuit en observation. Ok, on fait comme ça. Le lendemain matin, un médecin m’informe qu’un infectiologue doit passer me voir. Mais je pourrai sortir dans la journée. Babyboo est avec moi pendant la visite de l’infectiologue. J’ai choppé un virus, le cytomégalovirus. Jamais entendu parler. Il se trouve que plus de la moitié de la population est atteinte mais que ça ne déclenche des symptômes que dans de rares cas. Les symptômes sont les mêmes que pour une mononucléose : une fatigue incessante. Je vais être en arrêt pour les 4 semaines à venir. Il n’y a rien d’autre à faire que de se reposer. Ce virus est surtout problématique chez la femme enceinte. Il est souvent la cause d’interruptions de grossesse. Nous devons suivre un protocole strict dans l’espoir que Babyboo ne l’ait pas déjà attrapé. (Afin d’en savoir plus, vous pouvez vous rendre sur son compte Instagram : baby_aubin , elle y raconte les difficultés que nous avons traversées.) Fort heureusement, nous nous sommes tenus éloignés l’un de l’autre jusqu’à la fin de sa grossesse et elle a pu esquiver le virus.

Je passe les 3 semaines suivantes dans le lit, à subir la fièvre et la fatigue. Impuissant, incapable, déprimé. Mes muscles disparaissent. Lorsque je me lève, je ne tiens plus debout. J’angoisse à l’idée de reprendre le travail. Je vais devoir passer mes journées debout à marcher et à piétiner. Fort heureusement, après 3 semaines d’arrêt, les effets de la fatigue diminuent. Je vais voir mon généraliste. Au vu de mon état, il m’annonce que ça va être compliqué pour le marathon. Mais tout est possible. Je n’ai plus mes muscles et j’ai de faibles réserves d’énergie. Mais il est temps de me remettre sur pieds. Nous commençons par une marche avec Babyboo. Nous allons dans un parc de Pessac, mais après 500 mètres à peine, mes jambes ne tiennent plus. Elle va chercher la voiture pour me remmener. Deux jours plus tard, je parviens à marcher plus de 4 kilomètres sans me sentir épuisé. Voilà une première victoire bien réelle que je savoure. Le lendemain, j’arrive à nager 1000 mètres dans la piscine de Talence Thouars. Mes jambes sont sciées , mes bras aussi, mais le moral revient.
Le vendredi 14 juin, je décide de reprendre la course. Je suis à 4 jours de la reprise du travail et il est temps que je me remette sur pieds une bonne fois pour toutes. C’est une catastrophe. Je parviens à réaliser une course de 5 kilomètres avec deux pauses, en 34 minutes, sans compter les pauses. Mes jambes obéissent à peine. Je ne reconnais pas mon corps, je n’ai jamais été aussi lent. Il faudra tout reprendre à zéro avant d’envisager le marathon d’octobre. Je me sens encore fatigué et la motivation n’est plus au beau fixe. Le 19 juin, je fais une course de 5 kilomètres en 32 minutes. C’est légèrement mieux. J’ai repris le travail, et petit à petit, mon corps se remet en marche. Mais je subis des courbatures permanentes des jambes jusqu’aux bras. C’est trop difficile. Travailler ou courir, il faut choisir. C’est trop tôt pour reprendre le sport.
Le mois de juillet s’annonce bien. Je me sens beaucoup mieux. La fatigue est enfin partie et j’ai pu reprendre mon rythme au travail sans subir la moindre difficulté. Je suis prêt à reprendre l’entraînement. Le 7 juillet, je cours 6km en 36 minutes, 8km le 10 juillet, 13km le 13. C’est vraiment difficile mais je sens mes muscles qui reviennent. Mes jambes durcissent enfin et mon rythme s’améliore légèrement. Je réalise 5km en 26 minutes 30 le 17 juillet. 5 minutes et 30 secondes de mieux que le mois précédent sur le même parcours. Je suis sur la bonne voie. D’abord tenté d’abandonner l’idée du chrono pour le marathon, j’ai maintenant plus envie que jamais de le faire en moins de 4 heures. Après de nombreuses séances, je réalise 15km le 7 août et 5km le 11, en seulement 23 minutes et 30 secondes. C’est génial. Prochaine étape, une distance de semi. Nous sommes le 14 août, il est 7h du matin, le temps est magnifique, je m’élance pour 21,1km en seulement 2 heures. Après toutes les péripéties que je viens de subir, cette victoire est la plus belle depuis que j’ai commencé à préparer mon challenge. Seulement voilà, après cette moitié de marathon, Babyboo et moi allons passer la journée en famille à Sanguinet, à deux pas de la plage. Je chausse mes tongs vieilles de 5 ans qui n’ont plus de semelles ou presque. En rentrant le soir, je boîte. Je ressens une vive douleur sous la voute plantaire du pied droit. Je ne peux plus aligner deux pas. Ça ne va pas durer. Je reprendrai la course dès que ça ira mieux. Un jour, deux jours, une semaine, j’ai toujours mal. J’ai arrêté de boiter mais la sensation n’est pas agréable. Nous approchons du terme de la grossesse de Babyboo. Je ne sais pas quoi faire, mais il ne me semble pas judicieux de reprendre la course.

Début septembre, l’accouchement est imminent. Je n’ai pas repris l’entraînement, je ne suis pas motivé et j’ai peur que les contractions commencent alors que je suis parti courir. Mon pied va pourtant mieux et je réalise que les choses se compliquent pour le marathon. 9 septembre, Babyboo accouche d’un petit Aubin. Je me fiche du marathon, je suis en train de profiter des plus beaux moments de ma vie.

17 septembre : entre deux biberons, je sors. Il me reste cinq semaines de repos et une semaine de travail avant le marathon. Je dois lâcher les chevaux maintenant. Heureusement, le corps se souvient vite. Je réalise de nombreuses sorties. Tous les jours ou tous les deux jours. J’alterne les courses d’endurance avec des courses fractionnées au bois de Thouars. La douleur sous mon pied ne s’aggrave pas. Le 2 octobre, je réalise une course de 18 kilomètres. Je suis en pleine forme et sur une lancée dynamique et fructueuse. Le bébé ne m’épuise pas, c’est un bon point. Le 9 octobre, 18 jours avant le jour J, je décide d’effectuer ma dernière longue distance avant le marathon. C’est parti pour 30 kilomètres. Je vais partir de la maison à Pessac, rejoindre les quais de Bordeaux, passer par la rive droite et rentrer par Talence. Tellement simple sur le papier. J’arrive à Bordeaux sans la moindre difficulté. Le rythme est excellent. Il faut dire que depuis Pessac, la route est en pente. Je rejoins les quais, ravi de courir au milieu de la population. Je n’ai rien pris à boire, je connais une fontaine sur les quais, je vais m’arrêter. Mince, elle est condamnée. C’est le seul point d’eau que je connaisse dans tout Bordeaux, ça va être difficile de faire sans. De toute façon, pour l’instant, je n’ai pas soif. Je continue ma course le long des hangars, je suis au top. Je vais traverser le pont Chaban Delmas, j’ai fait entre 11 et 12 kilomètres, plus du tiers du parcours. Alors que je commence la montée du pont à un rythme plutôt lent, l’obstacle devient interminable. La courte montée me scie les jambes. Je n’arrive plus à avancer. J’ai soif. Je continue ma course sur la rive droite mais j’éprouve de grandes difficultés à avancer. Cette course devient un calvaire. Sur le pont de pierre, je n’ai pas franchi le 16ème kilomètre que je suis contraint d’abandonner. C’est un échec surprise. Je suis épuisé, déshydraté et mes muscles ne répondent plus. Je fonce acheter une boisson énergisante sur le cours Victor Hugo. Ça me fait du bien mais je ne peux pas me relancer. Je rentre à Pessac à pieds sous la pluie. C’est la déprime.
Cette course était indispensable à la préparation. J’ai déjà attendu longtemps avant de la programmer, si je la programme de nouveau, j’ai peur qu’elle n’affecte le marathon. Tant pis, 4 jours plus tard, le 13 octobre, je la reprogramme. C’est une toute autre expérience. Je suis en forme et décide de faire 6 fois le tour de 5 kilomètres du bois de Thouars à Talence. Tous les 5 kilomètres, je vais donc pouvoir m’arrêter à ma voiture pour boire quelques gorgées de ma boisson Isostar. Les 22 premiers kilomètres se passent les doigts dans le nez. Je me sens vraiment bien. Je suis sur un rythme faible (5,51min/km) mais je suis en forme et c’est le principal. Je commence vraiment à peiner après le 25ème kilomètre. Peut-être le fait de savoir qu’il ne me reste plus qu’un tour ? Je prends quelques gorgées, et au prix d’un effort particulièrement soutenu, je parviens à achever cette course de 30 kilomètres. Objectif atteint, je vais pouvoir attaquer mes semaines de diminution avant le grand jour. Je suis impatient d’y être. Quelques courtes distances et quelques fractionnés viendront clore définitivement cette préparation.

25 octobre, J – 1 : Je commence à avoir la boule au ventre. Babyboo s’occupe presque exclusivement d’Aubin pour que je sois reposé. Sans aucune raison, ma périostite est réapparue, j’ai mal aux tibias. Parfait.

26 octobre, Jour J : Je n’ai dormi que 4 heures cette nuit. Je n’ai presque plus mal aux tibias, c’est déjà ça. J’ai mis mon réveil à 7h30 pour aller chercher mon dossard au village marathon sur les quais. Je suis le premier arrivé à 9h, je repars aussitôt avec mon dossard numéro 15946 et un tote bag avec quelques goodies. Je rentre à la maison en tram, boule au ventre. 12h, je vais faire la sieste. 14h, je m’enfile une assiette pleine de nouilles et un demi-litre d’eau. J’attends que la journée passe. Je donne un biberon, je reste concentré. J’ai cette sensation terrible d’avoir rendez-vous dans le couloir de la mort. 17h, nous partons avec Babyboo chez ma mère au Bouscat. Elle gardera Aubin pour que ma compagne puisse me rejoindre sur la ligne d’arrivée. Je laisse Babyboo et Aubin chez ma mère et fonce rejoindre ma sœur et mon beau-frère à l’arrêt de tram qui nous conduira à Bordeaux. Tous deux vont faire le marathon en équipe avec des amis. Ça me fait un bien fou de faire le trajet à leurs côtés. 18h, je suis au village marathon en tenue de course, je garde mon sac et une veste. J’attends le dernier moment pour les poser en consigne. J’ai peur d’avoir froid. 19h, je vais poser mes affaires en consigne. Les coureurs ont envahi les quais par milliers. C’est impressionnant. 19h10, je fais la queue au pipi room. 19h20, je rejoins des amis place de la Bourse, histoire de papoter avant le départ. 19h35, je me rends à mon SAS de départ. Les SAS sont déterminés en fonction du temps estimé de la course que les coureurs ont renseigné lors de leur inscription. Pour ma part, je voulais faire une course de 4 heures, mais mon médecin m’ayant conseillé de partir dans un SAS plus rapide, je rejoins les coureurs inscrits pour une course en 3h45. Malgré un temps magnifique, le Soleil est tombé et je commence à avoir froid. Le départ est prévu à 20h et les dernières minutes me semblent interminables. Je n’ai de cesse de regarder ma montre. 20h, on entend à peine le coup d’envoi. Nous ne bougeons pas. Après une longue minute, nous commençons à avancer. Nous marchons sur quelques mètres. Bouchon. Et ainsi de suite, il me faudra totaliser 8 minutes avant de franchir la ligne de départ. Nous y sommes.

Je cours un marathon. Tout me parait surréaliste. Cela faisait si longtemps que j’attendais ce moment. Je ne réalise pas. La route est noire de monde. Il faut bousculer pour doubler. Les spectateurs sont incroyablement nombreux. Je me sens déjà extrêmement fier à l’idée de faire cette course. En plus, c’est un bon jour pour moi. Je me sens en pleine forme, je suis blindé. Je crains le pont Chaban Delmas qui m’avait tué quelques jours avant, mais après 2 kilomètres de course, je le passe facile. On peut entendre le bruit des milliers de pas qui tapent le bitume. Nous sommes 18000 coureurs. 12000 semi marathoniens, 2200 marathoniens et le reste, il s’agit des relayeurs. Nous sommes partis tous ensemble. J’aurais déjà besoin d’un arrêt pipi mais je n’ose pas faire comme de nombreux coureurs qui s’arrêtent le long de la route. Je suis incapable d’uriner avec du monde autour, ça me bloque… Après le 6ème kilomètre, me voilà sur le pont de Pierre. 6 kilomètres déjà, j’ai l’impression que je viens à peine de partir. J’entends dans mes écouteurs mon rythme à chaque kilomètre. Je suis sur un super tempo, entre 5min10 et 5min20 par kilomètre. Pour faire le marathon en moins de 4 heures, il faut courir en 5min40 par kilomètre. C’est bien, comme prévu, je prends un peu d’avance, je sais qu’il arrivera un moment où il sera difficile d’avancer. Les gens crient pour nous encourager. Les gamins tendent leurs mains pour que les coureurs tapent dedans. Je m’en donne à cœur joie. Ça les rend heureux. Moi aussi.
Un peu avant le 8ème kilomètre, sur le cours Pasteur, j’entends « allez Joss », ma sœur et une amie à elle, qui s’élanceront pour terminer leurs relais respectifs, m’ont reconnu. Cet encouragement personnel me booste. Que je me sens bien. La file de coureurs s’est à peine étirée et les spectateurs sont toujours en masse. Après le 9ème kilomètre, sur la place Gambetta, les coureurs de semi prennent un itinéraire différent. Très vite, la densité de coureurs sur la route n’est plus du tout la même. J’ai à présent toute la place que je veux. Je prends à boire et à manger au ravitaillement du 10ème kilomètre derrière la mairie de Bordeaux. Je n’ai ni faim ni soif mais pas question de prendre le moindre risque, un peu d’eau et une demie banane ne peuvent me faire que du bien. Je me sens de mieux en mieux. J’ai l’impression de flotter. Je n’ai pas vu ces 10 kilomètres passer. Je suis dans l’euphorie de l’évènement avec une montée d’adrénaline qui ne faiblit pas. Je ne pouvais pas rêver mieux.
Les spectateurs sont de moins en moins nombreux à présent. Avant le douzième kilomètre, nous traversons les boulevards et nous éloignons à présent du centre de Bordeaux en direction des vignes pessacaises du Haut Brion. Mon rythme est toujours bon, en dessous de 5min20/km. L’ambiance commence à devenir de plus en plus pesante. Les éclairages nocturnes ne sont pas aussi importants que dans le centre de Bordeaux, et la solitude commence à se faire ressentir. Nous sommes pourtant nombreux à courir, mais nous ne nous soucions pas les uns des autres. Nous faisons plusieurs kilomètres autour des châteaux de la ville de Pessac et arrivons à Mérignac, autour du bois du Burck, au vingtième kilomètre. Je profite d’être toujours en grande forme pour faire un petit détour pipi par le bois. Je perds un peu plus d’une minute, et j’éprouve quelques difficultés à me relancer. Rien de grave. Cet arrêt m’a fait ressentir quelques douleurs musculaires, et à présent j’ai froid. Je me relance. Nous passons à proximité du château Pape Clément au 22ème kilomètre. Un coureur vient d’abandonner. Un autre est en train de marcher. Mes concurrents ressentent leurs premières difficultés. J’ai de la peine pour eux mais je ne me laisse pas abattre.
Nous traversons le centre de Pessac au 23ème kilomètre. Ici, il y a un passage de relais. La chair fraîche s’élance à grandes enjambées. Impossible de les suivre. Ce serait un suicide même d’essayer. Le kilomètre 24 démarre dans une côte. Ici, je connais le parcours par cœur pour m’y être souvent entraîné. Les coureurs sont de plus en plus nombreux à marcher. Moi-même, je commence à ressentir les premières vraies difficultés. Les crampes arrivent tandis que mon genou droit commence à être douloureux dès qu’il se plie. Il reste encore 18 kilomètres et je comprends maintenant que la course va prendre un nouveau tournant. Le ravitaillement du 25ème kilomètre arrive au bon moment. Je m’arrête. Je prends le temps de boire de l’eau, une boisson énergisante et de manger des fruits. L’effet est immédiat. Il me fallait bien ça pour me relancer. Mais mon rythme diminue kilomètre après kilomètre. Je perds beaucoup de temps sur ce dernier ravitaillement et j’ai commencé à empiéter sur les minutes d’avances prises lors des 22 premiers kilomètres.
J’avais pourtant bien étudié le parcours, mais cette côte au 27ème kilomètre, je ne l’avais pas vue venir. Je lève les yeux face à ce mur que la moitié des coureurs est en train de franchir en marchant. Je vais le faire en courant. Je peux le faire. Je le fais. Je vais en payer le prix. Voilà l’obstacle qui a le même effet que lors de mon entraînement sur le pont Chaban Delmas. Je suis en haut de la côte : mort. Le plaisir s’est évanoui. Je n’ai plus envie de taper dans la moindre main d’enfant. Je cours. Je ne sais même pas ce qui me fait avancer. C’est mécanique. On arrive à Talence, le long de la ligne du tramway. Chaque pas devient un effort. Les kilomètres se rallongent et la course devient interminable. Nous retraversons les boulevards pour regagner Bordeaux entre les kilomètres 29 et 30. Un ravitaillement arrive enfin. Je m’arrête. Je bois beaucoup, je prends une banane dans ma main. Je la mangerai un peu plus tard. Je repars en marchant. Je n’ai plus la force. Je fais quelques pas de course. Ma banane glisse dans ma main et tombe par terre. Comment vais-je faire ? Je m’arrête de nouveau. J’attrape mon portable dans ma banane et j’appelle Babyboo. Je lui dis que c’est trop difficile, que je ne vais pas réussir. Elle me répond qu’elle est bientôt sur la ligne d’arrivée, qu’elle me suit grâce à ma puce électronique, qu’elle est fière, que je fais une belle course. Ok. Il faut que je raccroche, j’ai un marathon à finir. Sur un rythme lent, je parviens à relancer mes jambes. Les crampes sont affreusement douloureuses mais Babyboo a eu les bons mots.
Que les kilomètres sont longs. Moi qui connais Bordeaux comme ma poche, je ne sais pas où je suis. Je ne reconnais rien. Je me sens si faible. J’ai envie de pleurer. Pourquoi ? Après tout, quel but à tout ça ? Courir pour le plaisir, d’accord, mais là, ça rime à quoi ? Je le sais de toute façon, c’est mort pour le faire en moins de 4 heures. Je me fous du chrono maintenant. Je range mes écouteurs. Je ne veux plus entendre mon rythme, ça me déprime. 32 kilomètres, 33, 34, c’est long… J’ai l’impression que le temps se rallonge. Je souffre trop, ça sert à rien. Quelle connerie ! C’en est trop j’abandonne au 35ème kilomètre, en plein ravitaillement. J’ai juste envie de boire, manger et dormir à présent. Je remets mes écouteurs. Je suis à l’arrêt. J’appelle encore Babyboo. Je lui dis que c’est fini. Je vais le faire, mais en marchant. Elle comprend. Elle est fière quand même. Elle est sur la ligne d’arrivée avec Jordan et Laetitia, un couple d’amis. Elle me dit que c’est dommage, que j’étais encore dans les temps pour le faire en moins de 4 heures…
Comment ça ? Je regarde mon application Adidas running. Elle a raison. J’ai perdu beaucoup moins de temps que je ne le pensais. Avec ma douleur et mon rythme ralentit, c’est sûr que je n’y arriverai pas, mais si je me relance là maintenant, je peux faire un chrono pas si dégueulasse. Allez ! Nouvel objectif : 4h15 ! Je demande à Babyboo de rester en ligne, de me parler. Je recommence à courir. Sa voie me donne de la force. Chaque pas me fait froncer les sourcils, mais je ne peux pas abandonner maintenant. J’ai tellement rêvé de cette médaille du finisher. Je me souviens pourquoi je dois aller jusqu’au bout. Parce que je veux être fier d’avoir accompli une telle épreuve, parce que je veux que Babyboo soit fière de moi, parce que je vais pouvoir cocher un nouvel élément de ma bucket list, et parce que je veux absolument porter cette médaille autour de mon coup. Je pleurerais toutes les larmes de mon corps si je devais rentrer sans cette médaille.
Babyboo m’encourage. Chaque kilomètre est plus long que le précédent. Je ne sais pas comment j’arrive encore à trouver la force d’avancer. Je n’ai plus les jambes pour faire ça. J’avance au mental. Je me répète sans cesse « allez » et j’y vais. J’avance. 36 kilomètres, je ne lâche pas, 37 kilomètres, je ne lâche pas, 38 kilomètres, je ne lâche pas, 39 kilomètres, je ne lâche pas. Je suis aux jardins publics de Bordeaux. Je reconnais un lieu pour la première fois depuis de nombreux kilomètres. En réalité, c’est la lucidité qui revient. Ça fait longtemps que tout est mécanique. Je pourrais m’effondrer d’un moment à l’autre, mais je viens de reconnaître les jardins publics, je dis à Babyboo qu’on se retrouve sur la ligne d’arrivée et je raccroche mon téléphone. Parce que oui, je le sais, je me dirige droit vers la ligne d’arrivée. Je profite du kilomètre 40 pour faire un stop ravitaillement devant le Grand Théâtre. Je titube. J’entends alors les encouragements qui s’élèvent autour de moi : « Allez ! Tu y es presque ! Plus que deux kilomètres ! » Je relève la tête. Quelqu’un vient de dire qu’il ne restait plus que deux kilomètres ? Je regarde autour de moi, je vois le Grand Théâtre. C’est vrai. Je suis presque arrivé. Deux kilomètres. Mes jambes courent. Elles courent vraiment. Je double tout le monde devant moi. C’est le dernier effort de ce marathon. Place Pey Berland, Cours Alsace Lorraine, en bas ce sont les quais. Les quais, c’est la ligne d’arrivée. J’ai des ailes. C’est incroyable. Je vois l’arrivée, le point 42,195. Je ne suis plus fatigué. C’est incroyable. Je viens de passer la ligne d’arrivée au prix d’un effort colossal. Je l’ai fait. Je viens de courir le marathon de Bordeaux en 4h02min25sec. Presque 3 minutes de trop. Rien à faire. Je ne ressens que de la fierté. Aucune déception. Je m’effondre en larmes en voyant Babyboo et mes amis derrière les barrières. C’était tellement dur. Je leur dis que c’était la première et la dernière fois. Non c’est sûr, je ne referai plus jamais une chose pareille.
J’avance en direction du ravitaillement. Une femme met ma médaille de finisher autour de mon coup et me félicite. Le voilà le bonheur parfait. Cet instant qui finalement vous fait dire que ce marathon ne sera peut-être pas le dernier…

