
Samedi 29 juillet
Ça y est je suis en vacances. Mon fils Aubin sera avec moi demain soir pour trois semaines. Ça me laisse une petite fenêtre pour partir à la conquête d’un 3000 dans les Pyrénées. Après avoir longuement cherché, j’ai jeté mon dévolu sur la boucle pic d’Estaragne, 3006m et pic de Campieil, 3173m au coeur de la réserve du Néouvielle.
J’ai mis mon réveil à 3h30. Je n’arrive pas à m’endormir. Je ne suis pas serein et j’ai un mauvais pressentiment concernant cette double ascension. J’ai étudié le parcours mais je ne suis pas tranquille. Il est 6h30 quand j’ouvre les yeux. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé avec mon réveil mais je vais pouvoir défaire mes sacs. Je suis dégoûté, mais soulagé aussi. Une semaine après mon ascension du Taillon, je vais devoir patienter jusqu’à mon dernier week-end de vacances pour partir à l’assaut de l’Estaragne et du Campieil.
A l’arrivée d’Aubin, je lui demande de faire une liste de tout ce qu’il voudra faire pendant les vacances et je m’engage à ne rien refuser. Heureusement, il ne connaît pas Disney. Nous notons une quinzaine d’e choses d’activités à faire sur trois semaines. Aller à la plage, faire du vélo, aller à Bordeaux, à Youpi parc, au restaurant etc. Et, à ma grande surprise, Aubin demande à voir la montagne. Il faut dire qu’il y a quelques minutes, je lui ai montré mes photos du Taillon. Ce n’était pas prévu mais je tiendrai cet engagement. Nous passons des vacances fabuleuses entre Bordeaux, Arcachon et Sanguinet. Le mardi 15 août, nous partons trois jours à Peyragudes, dans les Pyrénées. Je rêve de faire découvrir le lac d’Oô à Aubin. Il n’y a aucun endroit au monde où je me sente mieux que dans la vallée d’Oô. Cette randonnée partagée avec mon petit garçon de bientôt quatre ans est fabuleuse et renforce mon idée que cette vallée est un réel point d’ancrage.

Le vendredi 19 août, alors que je viens de quitter Aubin, je prépare de nouveau mes affaires pour partir dans la réserve du Néouvielle. Comme trois semaines auparavant, je suis de nouveau gagné par l’inquiétude. Ce manque de sérénité qui m’empêche de dormir, commence vraiment à me faire douter. Il est minuit, j’allume la lumière et commence à chercher un autre pic. Malheureux de ne plus être avec mon fils, je décide de partir dans la vallée d’Oô pour faire l’ascension du pic des Spijeoles. J’ai l’avantage de connaître l’itinéraire par coeur jusqu’à la Coume de l’Abesque. Plus de dix heures de marche sans pause, je n’ai plus le temps de dormir, je dois étudier le sujet à fond et partir dans la foulée.
Alors que je tape « pic des Spijeoles » dans la barre de recherche Google, je vois que de nombreux articles ont été publiés ces dernières heures. En effet, un alpiniste d’une quarantaine d’année a dévissé dans l’après midi en tentant l’ascension du Spijeoles. Il est mort après avoir fait une chute de cinquante mètres. J’ai mal au ventre. J’approfondis mes recherches. Cet alpiniste n’a pas pris mon itinéraire, il est passé sur l’autre versant, par le sentier des Mineurs. Ici, c’est de l’escalade. Si je reste un peu dubitatif, le Spijeoles par la voix normale est côté facile, niveau randonneur. La difficulté réside dans la durée du parcours. Ce n’est pas ce qui m’inquiète. Il est 2 heures du matin, je démarre la voiture.
Avec mes deux Redbull, j’arrive en pleine forme sur le parking des Granges d’Astau, point de départ de ma randonnée. De nombreuses voitures et campings cars sont déjà sur place. Des randonneurs et alpinistes qui bivouaquent ou occupent les trois refuges de la vallée d’Oô. Je quitte le parking à 5h06 au beau milieu de la nuit. Ma lampe frontale est vissée sur mon front. Direction le lac d’Oô. Je n’ai pas la moindre inquiétude à m’élancer de nuit. Je connais le sentier par coeur jusqu’à la Coume de l’Abesque. Je m’arrête à 300 mètres du parking. Le ciel est magnifique, ça serait dommage de ne pas profiter du mode astro photographie de mon téléphone. Alors que je patiente le temps que mon téléphone fasse le job, un espagnol me dépasse sur le sentier. Moi qui avait quelques doutes, non je ne suis pas fou de partir en rando au beau milieu de la nuit.

Je range mon attirail dans mon sac à dos et reprends le chemin. Une chauve souris fait la route à mes côtés. Elle fait des tours et si j’ai le malheur de lever la tête, je la vois foncer droit sur moi et je sursaute. C’est extrêmement désagréable. Je préfère baisser la tête. J’entends grogner. Je ne sais pas quel animal vient de grogner à quelques mètres de moi, je n’ai pas envie de tourner la tête et de chercher à savoir. J’ai toujours eu peur de croiser des ours en rando, et même si je sais que ça n’en n’est pas un, on ne sait jamais… Alors que je commence la montée en lacets, la chauve souris m’abandonne. Je ne vais pas le regretter. C’est extrêmement plaisant de marcher dans la nuit. Le Soleil ne va pas tarder à montrer le bout de son nez mais il fait déjà chaud. Je suis en tee-shirt. Je ne regarde pas ma montre mais je suis déjà au lac d’Oô. Je pense que j’ai battu mon record.
J’attaque l’ascension vers le lac d’Espingo. Je n’arrête pas de croiser des crapauds. J’essaie de ne pas les effrayer. Je m’arrête un bref instant à l’endroit de rêve où nous avons pique niqué avec Aubin quelques jours plus tôt. Évidemment, dans la nuit, difficile de repérer le rêve. Le ciel noir commence à devenir bleu, laissant apparaître les magnifiques les magnifiques reliefs montagneux. Alors que je viens de traverser une cascade, je peux enfin remettre ma lampe dans mon sac. Je n’arrête pas de penser à ce pauvre mec qui a dévissé il y a quelques heures. Si le danger est partout, la montagne ne fait pas de cadeau. De l’escalade, c’est une chose que je ne me vois pas faire. J’ai beaucoup trop peur du vide pour envisager d’escalader des sommets. Je ne l’envisage que pour le Mont Blanc, que je ferai assurément aux côtés d’un expert.

Il est 7h10, je suis sur le col d’Espingo. Je revérifie ma montre. Il est bien 7h10. Je n’ai pas l’impression d’avoir été super rapide, mais jamais j’ai mis moins de deux heures pour arriver à Espingo. Là, si j’enlève les 12 minutes que j’ai passé à prendre des photos, ça fait bien moins de deux heures pour un lac qui est annoncé en 2h30 à 3h30 de marche. J’ai pris beaucoup d’avance, et si tout se passe bien, je peux envisager d’être revenu à 16 heures aux Granges d’Astau. Je fais une petite pose selfie avant de descendre vers le lac de Saussat où je croise le premier randonneur qui fait le chemin inverse et se dirige vers le lac d’Oô. Il a probablement dormi au refuge du Portillon.

Après le lac de Saussat, j’arrive à proximité du pont de la Coume de l’Abesque. En passant sur le pont, c’est l’ascension vers le refuge du Portillon qui débute. Je n’y suis monté que trois fois et une fois sur la Tusse de Montarqué. Je me sens bien sur ce sentier que je trouve très agréable. Pourtant la première fois, en 2018, avait été un vrai cauchemar. Alors que j’ai très envie de monter au Portillon, aujourd’hui, je ne passerai pas sur le pont de la Coume. Je prends à droite pour la première fois et commence à grimper un sentier au milieu de la pelouse avec une vue sublime sur le Spijeoles. La montée est raide, le chemin de terre est glissant, il faut escalader quelques rochers, et alors que je me retourne, voilà mon compagnon de randonnée qui arrive. Le vertige. Je marque un temps d’arrêt. C’est une vraie désillusion. Je ne m’attendais pas à ressentir le vertige aussi rapidement, et je sais que les choses vont se compliquer pour moi. Sur ce chemin que je ne connais pas, je commence déjà à me sentir mal. Je décide de prendre ma perche à selfie pour filmer la peur. Ma peur.
J’entends un couple d’espagnols derrière mois, assurément, ils vont me dépasser. Ça sera plus simple pour moi de les suivre. Je règle mon pas sur le leur et nous trouvons trois jeunes hommes en train de faire une pause. Je m’arrête un instant pour échanger quelques mots. Ils font également le Spijeoles et deux d’entre eux ont aussi le vertige. Ils ont déjà tenté cette ascension, mais faute de temps, ils ne sont pas allés au-delà du lac Glacé, un peu plus haut. Je regarde le couple d’espagnols qui est en train de prendre de l’avance et je me relance à leur poursuite. Je les rattrape dans un dédale de cailloux. Eux font des zigzags, moi je monte tout droit. Je glisse à plusieurs reprises mais aucun danger ici.
Je m’arrête pour prendre le temps de relever la tête. On aurait dû aller sur le col du lac Glacé, mais au lieu de ça nous sommes partis complètement sur la droite. Nous allons tout droit sur le pied du Spijeoles qu’il aurait fallu contourner par le lac, sur la gauche. Je regarde à gauche. J’aperçois les trois garçons au loin. Évidemment qu’ils ont raison. Ça fait bien longtemps que je n’ai vu aucun cairn. Les espagnols continuent, ils sont hors de portée. Que font-ils ? A ma connaissance, notre trajectoire n’est faite que pour le Spijeoles. Je décide de rebrousser chemin, mais nous sommes montés trop haut. Un mur de blocs de granit me sépare de la voie normale. Impossible de la rejoindre. Tant pis, je m’approche des blocs. Je pense pouvoir franchir le mur mais je ne sais pas ce que je vais trouver derrière et les voix des garçons sont très lointaines. De toute évidence, et comme je l’ai lu, ils vont monter au col par la gauche. Je monte sur le premier bloc. Si ça ne présente pas de difficulté, c’est très impressionnant. Les blocs de plusieurs mètres sont les uns sur les autres, et si je glisse, je peux tomber dans les nombreux trous. Après quelques minutes, j’arrive de l’autre côté, au cœur d’un dédale de gros rochers. Je bois. Le temps de réfléchir. Je distingue de nouveaux deux des têtes des garçons, ils sont à une centaine de mètres de moi. Impossible d’aller vers eux, je me trouve entre le bloc de granit et un immense fossé de roches infranchissable. Je lève de nouveau la tête. Il me semble que si j’arrive à franchir les rochers, je pourrais rejoindre le col du lac Glacé. De toute façon, je n’envisage pas une seule seconde de faire demi tour. Je perdrais trop de temps et la randonnée s’arrêterait pour moi. J’escalade les rochers les uns après les autres, c’est le terrain que je préfère, comme pour le pic de Néouvielle. Je n’avais pas pris le moindre plaisir depuis la Coume de l’Abesque.
Heureusement pour moi, j’arrive sans trop de difficultés sur le col du lac Glacé. Je découvre ce lac pour la première fois et je réalise qu’en prenant involontairement cette trajectoire, j’ai gagné plusieurs dizaines de minutes. Les garçons sont encore très bas, ils montent en zigzag sur un sentier qui traverse une pelouse. Quant aux espagnols, ils ont disparu. Je prends le temps de boire, je finis mon premier litre d’eau, il commence à faire chaud. Je vais devoir faire attention. De toute ma randonnée qui m’avait conduit au sommet du Taillon, je n’avais même pas bu un demi litre. Aujourd’hui, la soif est constante et je ne pourrai remplir ma bouteille et ma gourde qu’au retour, à Espingo. Il est un peu plus de 10 heures. Niveau timing je suis parfait.

Après le col, il faut repérer une brèche au dessus d’une cheminée. Une fois la brèche franchie, il faut grimper jusqu’à l’arrête qui se situe en dessous du pic. Ici, c’est un nouveau dédale de rochers mais c’est très bien cairné. Je me lance donc à la poursuite des cairns en direction de la brèche. Si le parcours est facile, il me donne mal au ventre. Je ne peux plus me retourner vers le lac. J’escalade les rochers les uns après les autres et finis par me retrouver au pied de la cheminée. Je lève la tête, la brèche est très haute et la cheminée assez verticale. Dans ma tête, je me refais la lecture du topo de l’ascension, « il faut s’aider des mains ». Je veux bien m’aider de mes mains, c’est ce que je fais déjà depuis des heures, mais il manquait peut-être le mot « escalade » dans le topo. Je veux bien que ça soit facile, qu’il y ait de bonnes prises mais je ne suis pas venu pour ça. Je marque un temps d’arrêt. Je bois. Je me retourne. Les trois garçons sont arrivés au col. Je viens de me souvenir que j’ai fait des captures d’écran du topo. Je regarde sur mon téléphone : « le passage de cette brèche n’est pas difficile, il faut mettre les mains, mais rien de compliqué ». Mais ta gueule !
Si je me lance là dedans je vais paniquer. Non, je panique déjà. Allez, surtout, ne pas regarder derrière. J’y vais. Le démarrage de la cheminée est simple, pas encore trop vertical. Petit à petit, le mur se dresse. Effectivement les prises sont faciles. Je m’assure systématiquement que mes mains et mes pieds sont solidement ancrés sur chaque prise. Sans le vide en bas, je trouverais ça amusant. Je lève la tête et je remarque l’obstacle auquel je n’avais pas fait attention. L’obstacle qui n’est pas mentionné dans le topo mais qui empêchera tous les gens comme moi, atteins du vertige, d’aller plus haut. Je poursuis mon ascension et me retrouve sous l’énorme dalle bien fixée sur la crête. La dalle déborde. Je veux dire que tout en haut de la cheminée, une dalle dépasse de plusieurs centimètres. Un passage étroit sur la droite me permettra d’atteindre cette foutue crête. Je trouve une prise sur la quelle je pose ma main gauche, je donne une impulsion sur mon pied droit et j’agrippe une prise sur la droite. Je suis tétanisé. Ma tête dépasse tout juste de la dalle. Ma poitrine est en arrière. Heureusement, je ne transpire pas des mains. Ca me paraît extrêmement dangereux. Jamais je n’avais eu à faire un truc comme ça jusqu’à présent. Et clairement, je n’ai pas envie de le faire. Je vais devoir basculer en arrière pour monter. J’ai le vertige merde. Je pose mon pied plus haut à droite et je m’élève un peu plus. Non je ne le sens pas, je redescends d’une prise. Ca a l’air jouable quand même. Je recommence. Non je ne le sens toujours pas. La prochaine sera la bonne et si je fais ça, j’aurais fait un truc dont jamais je ne me serais cru capable. Allez, c’est maintenant, oui je vais y arriver. Mais je stoppe net. Retour à la case départ.
Je sais que je peux y arriver, mais je sais aussi que je peux tomber. A mon avis, je vais y arriver, je suis serein. Mais viendra un moment où il faudra redescendre. Là c’est autre chose. Je viens de comprendre que d’en haut de la dalle, ne voyant pas le haut de la cheminée, je vais devoir prendre les premières prises à l’aveugle. Non non non non non. Non non non. Impossible, je me connais trop bien. Je suis déjà traumatisé alors j’imagine dans une heure, deux heures, ça ne pourra qu’être pire. Ca fait déjà une dizaine de minutes que je suis sous cette putain de dalle. Je baisse la tête. C’est terrifiant, je suis haut. Deux randonneurs approchent de la cheminée. J’attends encore deux minutes. Ai-je bien analysé toute les possibilités ? Définitivement oui. Je redescends de quelques mètres pour me décaler afin de les laisser monter. Ils me regardent. Mon pied ripe sur une pierre. Elle tombe produisant l’affreux bruit de l’éboulis. Je crie « chute de roche ! » Les deux hommes se décalent.
Je reste là un petit moment. Ce bruit de l’éboulis qui résonne dans toute la vallée est vraiment terrifiant. C’est quasi permanent, on entend des chutes de pierre qui se déroulent à plusieurs centaines de mètres, sous d’autres pics. Je repense encore à l’alpiniste d’hier. C’est un randonneur qui l’a vu dévisser et chuter de cinquante mètres et qui a prévenu les secours. C’est terrible. Hors de question que je remonte la cheminée. Je me mettrais en danger pour aller voir le plus haut caillou du Spijeoles ? Pourquoi je fais ça ? Challenge, fierté, dépassement de soi, n’y a-t-il pas des façons plus sécurisantes d’atteindre ces objectifs là ? Ne puis-je pas me contenter de faire des marathons ? Et pour ce qui est de la montagne, me contenter de faire des randonnées, même exposées, tout n’est pas dangereux. J’ai le vertige bordel. Je décide d’arrêter là pour aujourd’hui. Je redescends de la cheminée. Les deux hommes ont disparu. Je ne sais pas pendant combien de temps ils m’ont observés, soit je les ai dissuadés, soit il existe un autre itinéraire. Je retrouve deux des trois garçons en bas de la cheminée. Les deux qui ont le vertige. Je demande où est le troisième. Il semble qu’il soit monté plus à gauche. Eux n’ont pas suivi, ils hésitent. Je bois.
Je suis tenté d’aller voir comment ça se passe à gauche mais j’ai dit que j’arrêtais. J’ai le sang glacé et envie de redescendre, de me sentir ancré au sol. Je leur demande s’ils redescendent avec moi, ils sont hésitants. Ils arrivent en bas de la cheminée. Je leur montre la dalle, ils ne sont pas du tout emballés. Ils vont voir sur la gauche. Je leur souhaite bien du courage avant d’entamer ma descente. Je m’arrête après quelques secondes. J’ai envie de voir s’ils arrivent à aller plus loin. Je ne les vois plus mais je les entends, ils sont derrière un bloc. Apparemment ils n’avancent pas. J’élève la voix pour demander si tout va bien. Ils sont bloqués. Je redescends de quelques pas avant de décider de les rejoindre. Je remonte et grimpe les blocs. Ils sont là. Effectivement, nous qui avons tous trois le vertige, avons la même vision de la chose. Pour gagner la crête, il faut évoluer dans un dédale très raide de roche sédimentaire. Plus rien n’est figé au sol. Pas de bloc, peu de rochers, il faut prendre le risque de rouler sur les cailloux rouges. Je connais ça. C’est très impressionnant, mais si les cailloux roulent, il y a tout de même un sol en dessous. Je leur dis que je me sens d’y aller et m’élance à quatre pattes dans le dédale. Des cailloux roulent, je me sens très mal et je profite d’un rocher stable pour prendre appui et m’arrêter. Je me retourne vers les garçons qui ne veulent pas me rejoindre. Pour eux, l’aventure s’arrête ici. Alors que je continue mon ascension je flippe à l’idée de devoir redescendre à travers ce champ de cailloux à une telle altitude.
Tant bien que mal, après plusieurs dérapages, j’arrive sur la crête. Non. Cette fois c’est une certitude, ça va s’arrêter là pour moi. En montant à gauche de la cheminée, je me suis éloigné du Spijeoles, et à présent que j’ai le vide de tous les côtés, je ne peux pas évoluer sur cette crête. Il n’existe aucun stratagème pour ne pas regarder le vide sur une arrête. Je m’assieds sur un bloc sûr. Je suis bloqué. Totalement. Je regarde le pic, l’ascension finale se fait dans le vide le plus total. Niveau randonneur ? J’en ai plein les couilles. Je suis vachement en colère. C’est ni plus ni moins du foutage de gueule. Jamais je ne serais venu si j’avais su. J’aurais pu faire une grasse mat’, aller me promener ou quoi. Mais non. Je suis bloqué. Je ne me sens même pas de redescendre. Il est 12h30. J’ai passé deux heures à réfléchir, entre la cheminée et ici. Et là, je suis bloqué.

Je bois. J’analyse tout ça. A l’heure où j’écris ces mots, je garde la même vision que sur l’arrête. Il va falloir stopper tout ça. Faire des pics, se mettre en danger, ne prendre aucun plaisir. Je n’ai jamais autant flippé que depuis que je me suis mis à faire ça. J’en veux toujours plus mais qu’est ce que j’y gagne au final ? De la fierté ? De l’assurance ? De la confiance ? Oui peut-être. Mais merde, à chaque fois que la sensation de vertige revient, je me sens partir dans le vide. Je suis comme attiré, et si ça continue, un jour, je finirai dans le vide. Je n’ai pas envie de ne plus faire d’ascensions mais le jeu n’en vaut pas la chandelle si ça doit s’arrêter comme ça. Je rêve de faire le Mont Blanc mais il va falloir que je me demande pourquoi je le veux… Parce que là, je n’ai clairement pas la réponse. J’aime les Pyrénées mais aujourd’hui, je suis en train de m’en dégoûter. J’ai envie de partir, de rentrer chez moi et je suis perché à quoi ? 2900, 3000 mètres, loin de tout. Je voudrais juste claquer des doigts et me téléporter. Je voulais juste faire une coupure nette après le départ d’Aubin, histoire de me changer les esprits. Oui c’est très efficace, mais je pense que j’aurais pu y arriver autrement. Je bois. J’ai les larmes aux yeux. Je regarde autour de moi, c’est magnifique mais ça me dégoûte. Tout ce que j’ai vu depuis la Coume de l’Abesque m’a dégoûté. Je n’ai fait que me sentir en danger.
Je sais que je ne ressens pas, ou beaucoup moins le vertige quand je suis sur un terrain que je connais. Demain, je sais que je peux partir sur la Tusse de Montarqué sans le moindre souci, je peux refaire le Néouvielle ou le Taillon, mais pour le reste, il va falloir lever le pied. Tous les étés, c’est la même chose, y’a des mecs comme moi qui partent de chez eux pour relever le défi, et parmi ces mecs là, il y en a qui ne reviennent pas. Et bien souvent ils n’ont pas le vertige. C’est arrivé hier, à quelques mètres de là où je me trouve. La montagne elle fait pas de cadeau. Elle te sauvera pas si tu dévisses, alors maintenant, c’est l’heure de prendre tes responsabilités, tu redescends comme t’es monté et t’assumes. La téléportation, elle va prendre quelques heures mais il est temps d’y aller.

Je me relève. Vu d’en haut c’est impressionnant. Un dédale sans le moindre cairn. Je suis incapable de dire par où je suis monté mais un caillou reste un caillou. Je commence la descente sur le cul. Je suis mort de trouille. J’ai toujours moins de difficulté en descente mais pas cette fois. Je descends en zigzag, à la recherche de rochers contre lesquels je peux marquer des micros temps de pause. Plus bas, deux hommes me regardent longuement. Ils doivent se demander ce que je suis en train de faire sur le cul. Je reviens à l’endroit où j’ai laissé les garçons. Le Soleil, la chaleur, c’est en train de devenir intenable. J’ai la bouche sèche. Je bois. Je repasse en bas de la cheminée et redescends vers le lac Glacé. Je mets beaucoup de temps en descente. Je dois assurer chacun de mes pas. Arrivé au col du lac Glacé, je vide ma gourde. Maintenant il va falloir tenir. Je traverse le col à la recherche du chemin que je n’ai pas pris à l’aller. Il est introuvable. Pas grave, je descends quand même à travers la pelouse, oubliant un instant que je suis en haute montagne. Ici par exemple, je ne peux pas descendre plus pas. Je ne suis pas en haut d’une falaise, je n’ai pas le terme, mais c’est tout comme. Je vais vers la gauche, c’est la même chose. Je perds beaucoup de temps et j’ai très envie de boire. Après plus d’une heure d’allers retours, je finis par trouver des cairns et regagner le sentier.
A ce stade, je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà eu aussi soif. Je suis encore très loin d’Espingo et je n’attendrai pas d’y être avant de boire. Mes pastilles pour rendre l’eau potable sont restées chez moi, mais peu importe, sous la Coume de l’Abesque, je remplirai ma gourde dans la cascade qui alimente le lac de Saussat. Mais la descente me paraît interminable. Je n’arrive plus à générer de salive pour m’hydrater un minimum. Je n’ai plus que la cascade en tête. Mais c’est encore plus d’une heure de marche. Je mets un temps fou, c’est infernal. Je ne m’attendais pas à mourir de déshydratation aujourd’hui. Si j’avais su, j’aurais rempli ma gourde dans le lac Glacé, mais les moutons autour ne m’inspiraient pas vraiment confiance. Plus de deux heures à présent que je n’ai pas bu. J’arrive enfin à la Coume de l’Abesque. Je dois faire un détour pour atteindre la cascade. Je remplis ma gourde et bois un litre cul sec. C’est pas raisonnable mais j’allais pas la faire bouillir et attendre qu’elle refroidisse sous une chaleur pareille. Je remplis une deuxième fois ma gourde avant de me diriger vers Espingo. Je suis épuisé, j’ai mal aux jambes, j’ai des ampoules aux pieds et aux mains et pour couronner le tout, je sais que je ne vais pas échapper aux coups de Soleil.
J’arrive au robinet du refuge d’Espingo. J’ai déjà bu le litre. Il y a la queue pour le remplissage de gourde. Tu m’étonnes. C’est mon tour. Au dessus du robinet, une pancarte mentionne que l’eau n’est pas potable mais qu’après tout, c’est de l’eau de montagne. Si ce soir je suis malade, tous ceux qui auront franchi Espingo aujourd’hui le seront aussi. Assis, je bois mon litre. Je reste là une demie heure. A tous ceux qui me demandent s’ils peuvent boire l’eau, je leur réponds qu’ils auront peut-être la chiasse mais que c’est important de s’hydrater. Dans la descente vers le lac d’Oô, je rattrape trois jeunes garçons. Je décide de ralentir et de faire la descente avec eux. D’expérience, je sais que d’Espingo aux Granges d’Astau, après une journée de marche, c’est interminable. Nous arrivons sur le parking un peu avant 18h30. Ca fait plus de 13 heures que je suis parti. Je suis lessivé. Je salue les trois garçon et me dirige vers le Mailh d’Astau où je commande deux Coca. Je viens peut-être de vivre la randonnée la plus traumatisante de ma vie, perché en haut de cette cheminée, évoluant vers une crête sur des cailloux roulants. Je suis en colère, frustré, fatigué et certain, malgré l’échec, de ne jamais retenter le Spijeoles. Plus jamais je n’irai à droite avant le pont de la Coume. Assis sur ma chaise, je regarde les sommets autour, un coup de vertige, je me cramponne aux accoudoirs. Je n’avais plus eu le vertige assis depuis sept ans…
Alors que j’écris ces mots, je sais sur quel pic je vais jeter mon dévolu l’année prochaine. Ce sera à nouveau le Taillon qui, si vous n’avez pas lu l’article, a remis en question nombreuses de mes croyances. Le rocher du Doigt de Dieu est devenu une véritable obsession et je sais que j’ai un rendez-vous à honorer. Avis aux amateurs qui veulent faire le Taillon à mes côtés…
Deux jours plus tard : Je suis en train de relire mon article avant de le publier. Une nouvelle nuit vient de passer. Je relis que plus jamais je ne tenterai le Spijeoles, mais je relis surtout que la sensation de vertige est très atténuée quand je suis en terrain connu, et aujourd’hui, je connais le Spijeoles… Je vais réfléchir… Parce que oui, malgré tout ce que je vous ai dit, je ne supporte quand même pas de rester sur un échec. A suivre donc…

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