2024·BLOG·Montagne

Table des Trois Rois 2024

Septembre 2009

Avec E., nous avons une semaine de vacances. Après concertation, nous décidons de partir trois jours dans les Pyrénées et deux jours à La Rochelle. Ville de départ : Bordeaux. Quinze ans plus tard, je ne m’explique pas l’incohérence du choix de la double destination. Sud Nord. L’un a probablement évoqué La Rochelle, l’autre Les Pyrénées. Pour qui a souhaité quoi, j’ai ma petite idée… Mais Bingo ! C’est validé.

Destination Lescun, sur la route du tunnel de Somport. Ma Ford Escort rouge de 92 va-t-elle tenir dans les montées interminables et dans les lacets montagneux ? C’est au camping du Lauzart que nous étrennons notre tente Quechua 2 secondes. Attention, on s’est vachement bien entraînés sur le repliage de la tente. Au programme, randonnée et promenade à la découverte du Cirque de Lescun. De cette promenade, je me souviens que nous étions encerclés par les brebis. J’ai posé ma main sur la poignée en plastique de la clôture au refuge de l’Abbérouat. Ces seuls souvenirs sont remontés d’un coup, le 17 septembre 2024, quand j’ai reproduit ce même geste avant l’ascension du Pic d’Anie. Quant à la randonnée, nous avions choisi le lac de Lhurs, depuis le parking d’Anapia à Lescun. Je n’étais pas revenu dans les Pyrénées depuis mes trois étés consécutifs où, adolescent, j’avais été contraint par mes parents aux misérables découvertes des lacs d’Oô, Espingo, Saussat, et tant d’autres… Ces lacs que je chéris tant aujourd’hui et qui sont devenus mon point d’ancrage le plus fort. Qui l’aurait cru.

Sauf qu’aujourd’hui, j’ai déjà oublié les efforts de la randonnée en montagne. Pour découvrir le lac de Lhurs, c’est simple, il va falloir monter. Et au beau milieu d’une forêt magnifique, nous nous élevons sur une pente raide et difficile. Si E. s’agace, je lui répond que nous sommes probablement bientôt arrivés. Mais à force de répéter cette même phrase, je finis aussi par m’agacer. Parce qu’en réalité, moi non plus je ne m’attendais pas à ça et je souffre. Nous sortons enfin de la forêt. Ca y est on arrive ! Non, on n’arrive pas du tout. On n’a pas fait la moitié du chemin. Au point où on en est… J’ai toujours associé mon premier souvenir de vertige à ma première tentative d’ascension du Néouvielle en 2016 avec Yoan. Mais d’autres souvenirs sont remontés entre temps. Sur l’ascension du lac de Lhurs, il y a ce passage délicat. Un passage exposé, avec un chemin de graviers très étroit. E. bloque. Je bloque aussi. Nous avons la boule au ventre à l’idée de passer, et la question évidente d’arrêter là finit par se poser. Mais non, nous valons mieux que ça. Go !

Fiers de nous, nous atteignons le lac de Lhurs, niché entre d’impressionnants sommets. Nous contournons le lac pour visiter la cabane de Claveranne, une cabane de berger rudimentaire. Je lève les yeux vers un pic. C’est un pic particulier. Pointu, en forme de triangle, il ressemble au rocher du Roi Lion. De là haut, la vue doit être hallucinante. Mais clairement, c’est totalement infranchissable. Vu d’ici, c’est une falaise. Pour la première fois de ma vie, je m’interroge sur les sommets. C’est pas un objectif, une simple curiosité. Je suis en train de regarder la Table des Trois Rois.

Octobre 2024

J’ai mis un temps phénoménal à écrire le pic d’Anie. Je ne sais pas comment m’y prendre. La chronologie des évènements veut que je vous raconte le 24h de Villenave d’Ornon, le début de la prépa du marathon des Villages, qui devrait, comme l’année dernière, se faire en deux parties. Et puis clairement, le pic d’Annie, merde, j’ai pas eu mes frissons habituels, je ne me suis pas perdu et j’ai l’impression d’écrire un article un peu dénué d’intérêt. Mais cette ascension demeurera une grande fierté, et j’ai pris beaucoup de plaisir à revenir sur Berbeillet avec Aubin. Mais en écrivant, je fais des recherches, je regarde des photos, j’évoque mon souvenir du lac de Lhurs avec E. Je reconnais le pic sur une photo, je mets un nom dessus et c’est une obsession. Je fais des recherches et me fais la promesse de monter sur la Table des Trois Rois l’année prochaine. Mais là j’ai un marathon à préparer.

Je suis lancé à fond. J’emmène Aubin à l’école le vendredi et j’enchaîne avec une sortie longue, je ne manque pas les fractionnés du mercredi avec les Rapetou et je me sens en grande forme. L’année dernière, je ne sais plus dans quel article, je disais que je serais incapable de donner une préférence à la montagne ou la course à pied. Mais la montagne, aujourd’hui, je ne suis plus dans la passion mais clairement dans l’obsession. Et malgré moi, je suis en train de chercher une fenêtre de beau temps avant mon marathon du 20 octobre. Et le samedi 5, on annonce du beau temps sur les Pyrénées. Impossible, je dois courir 2h30 le 4. Ca va pas le faire. Mais après, c’est de la pluie jusqu’au 15. Trop proche du marathon (ça aussi on en reparlera certainement). Je fais 32 kilomètres le 4 octobre, évidemment, les courbatures me font boîter et je passe mon après-midi sur mon canapé à lire et visionner des vidéos sur la Table des Trois Rois. Epuisé de ma course, je finis par préparer mon sac, prendre des notes et je me couche à 20h.

6 octobre 2024

Mon réveil sonne à 4h. Ca fait déjà 20 minutes que je suis sur mon téléphone. J’ai dormi pas loin de 8h. Mes jambes sont lourdes mais ça peut le faire. Douche express et direction Lescun. J’arrive sur le parking d’Anapia à 7h30. Une voiture de gendarmerie est sur le parking, phares allumés. Je prends mon sac et démarre ma randonnée alors que les premières lueurs du jour font leur apparition. Je suis suivi par deux personnes qui avancent avec une lampe frontale. Alors que je me dirige vers le plateau de Sanchèse, quatre voitures de gendarmerie passent à côté de moi. Merde, quelqu’un a disparu, ils vont lancer les recherches au lever du jour. L’idée me glace et me rappelle la mort du randonneur sur les Spijeoles, la veille de mon ascension ratée du pic. J’arrive sur le plateau de Sanchèse, le Soleil s’élève et le ciel semble s’embraser.

Le ciel s’embrase sur le pla de Sanchèse

Des tentes, des lits de camp, des secouristes et des gendarmes. Ouf, ça doit être un exercice. Au bord du chemin, des rubalises empêchent de passer. Pourtant, j’ai bien étudié le truc, il me semble que je ne devrais pas traverser le ruisseau mais tourner directement à gauche. Pas grave, je referai la traversée inverse plus tard. Il y a quand même beaucoup d’eau et il fait 7°C. Sous ma doudoune, j’ai pas chaud. Les cailloux ne recouvrent pas totalement l’eau. Je m’arrête au milieu de la traversée. Demi tour. Je tombe nez à nez avec le couple qui me suit depuis Anapia. Ils ont une trentaine d’années. Lui dit qu’on peut passer, elle préfère ne pas traverser. Je le suis à lui. Nous avons les pieds trempés. Pas le choix. Super, ça mettra la journée à sécher. Pas grave, j’ai l’habitude. Alors que nous suivons les marques blanches et rouges du GRT13, nous gardons un œil sur la fille qui avance de l’autre côté. Ils sont partis pour la Table et le pic des Trois Rois. Le pic étant à côté de la Table, moi aussi je compte bien en faire l’ascension. Mais s’il semble facile à atteindre, pour avoir visionné des vidéos, il me paraît tout de même très exposé. Nous trouvons un pont qui nous permet de faire la traversée inverse et rejoignons la fille qui nous attend, les pieds au sec. Ils arrivent de Bayonne et ont passé la nuit à Bedous pas loin de Lescun.

Nous nous élevons dans la forêt qui domine le plateau. Parti devant, je réalise au bout de deux minutes que nous n’avançons pas au même tempo. Tant pis, je vais continuer seul. Déjà, je suis en pleine forme, je trouve immédiatement ma cadence et j’avance très vite. Pour le pic et la Table aller retour, il faut compter 7 heures. Je sais que je descends lentement et qu’en octobre, les jours sont plus courts. Toute avance est bonne à prendre. Je quitte la forêt humide pour traverser une clairière. Le couple a disparu. Pour l’instant c’est très facile de se repérer. Il y a, tous les 30, 40 mètres, la marque du GRT13. Sur un rocher ou sur un arbre, je dois la suivre jusqu’aux sources de Marmitou. Je passe au dessus de la cabane d’Anaye. Ici, cabane se dit cayolar. Je ne fais pas le détour. Il est 8h52. La pente est moins raide que dans la forêt, mais quand même… Alors que j’arrive bientôt au cirque d’Anaye, je traverse un champ de crocus. Je n’ai jamais vu ça. Les fleurs violettes ont pris possession de la plaine. C’est magnifique. Je n’ai encore rien vu. Je pose mon sac pour boire quelques gorgées d’eau. En course à pied ou en randonnée, j’ai découvert que mâcher un chewing gum recycle la salive et diminue la sensation de soif. Si je n’ai pas soif, j’ai tout de même besoin de m’hydrater. Je garde un mauvais souvenir des Spijeoles sur ce sujet… Je vois au loin, le couple qui arrive au cayolar. Je reprends mon ascension.

J’arrive aux sources de Marmitou. De tous les côtés, de nombreux petits ruisseaux dévalent la pente. A partir d’ici, je ne suivrai plus la trace du GRT13. Je repère le rocher identifié par une croix blanche et rouge, la suite se fera en suivant les cairns. Je prends une nouvelle pause, au beau milieu du cirque d’Anaye, je suis sans voix. Le décor est absolument superbe. C’est simple, je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà vu un paysage aussi beau. Une vaste pelouse jaunissante, occupée par des rochers et des sapins. L’ensemble est dispersé avec une perfection étonnante. Je viens de faire un pas sur la Lune. Spectaculaire. Mon ascension pourrait s’arrêter ici, oui je pourrais passer ma journée dans ce cirque et être l’homme le plus heureux du monde. Mais mon livre est resté dans la voiture. C’est à contrecœur que je quitte les sources pour m’élever en direction du col des Ourtets.

Après plusieurs minutes d’ascension vers le col, je réalise que je suis seul au monde. Plus personne ne me suis. Si j’ai appris par cœur comment rejoindre le col depuis le parking, la suite était imprécise dans les vidéos et topos vus et lus. Mon arrivée au col se fait sans encombre mais je suis loin d’imaginer les difficultés à venir. Un premier passage annonce la couleur. Un pont de pierre suspendu entre deux trous béants. Si le passage ne présente aucune difficulté, ma peur vient de se réveiller. C’est trop tôt, mais elle est bien là. Je comprends que je vais être dans l’inconfort pour le reste de la journée. Pourtant, je passe facilement. Je lève les yeux et repère des cairns sur ma gauche. Mais merde, il y en a en face et aussi à droite. C’est totalement stupide et incompréhensible. Je comprends également, dans cet immense désert, qu’il sera très facile de se perdre. Je regarde, je prends des photos. Si ça peut m’aider pour le retour… Ici pas de réseau, impossible de consulter la carte.

Du site topopyrénées.com, tenu par le légendaire Mariano, j’ai retenu qu’il fallait s’élever dans la direction Sud-S.E. J’attrape ma boussole, c’est à gauche. J’avance donc en direction des cairns en évitant les crevasses qui me glacent. Je suis les cairns mais je réalise que je ne prends pas la bonne direction. Ca n’a pas de sens. J’attrape mes notes. Mariano dit : « Depuis le col, se diriger vers la Table des Trois Rois, au Sud-S.E, en évitant de se laisser attirer vers la gauche par des sentes non destinées à la Table. » Je me suis laissé attiré vers la gauche. Demi tour. Je dois repasser sur le pont de roche suspendu. Je l’ai fait une fois, ce n’est pas un problème. Au beau milieu du pont, alors que j’avance d’un pas sûr, mon pied roule sur un caillou et me fait perdre l’équilibre l’espace d’une seconde. J’ouvre grand les bras, je me stabilise, mon cœur explose, mon ventre prend la même direction, c’est fini pour moi. Ca y est, je regrette. Je regrette de m’être levé ce matin, je regrette d’avoir encore voulu fouler les Pyrénées. Je veux mon lit, je veux retrouver Aubin. Je veux seulement poser les pieds sur la terre ferme. Il n’y a pas de terre ferme en montagne. C’est ce que je redoute le plus quand je suis en montagne : ne plus avoir envie d’être en montagne. Et si j’avais la moindre idée de ce qu’il va se passer, je ferais demi tour sans la moindre hésitation.

A quelques mètres du pont, je prends le temps de récupérer, de retrouver mes esprits. J’attrape mes notes, je regarde ma boussole, le paysage. Merde, il fallait bien traverser ce pont. J’ai voulu revenir au col pour reprendre à zéro mais je ne m’étais trompé qu’à moitié. Si je n’y vais pas d’un pas sûr, ça va le faire. De nouveau, je me dirige vers la gauche. Gauche centre on va dire. Sur un rocher cairné, je prends le temps de réfléchir. Le problème, c’est que l’orientation et moi ça fait trois. J’ai la chance de me connaître, et je sais que si je continue, je serai incapable de retrouver ma route, c’est une certitude. Alors que je n’ai déjà plus envie d’atteindre mon objectif, jusqu’où je suis prêt à aller pour seulement monter sur un caillou ? C’est déraisonnable. Ca fait dix minutes que j’ai quitté le pont et je suis clairement incapable de repérer le col des Ourtets. J’y étais pourtant il y a une demi-heure. Comment ça va se passer dans trois heures, quand il sera temps de revenir ? Ma montre vibre. 4G ! J’ai la 4G !!! J’attrape mon téléphone pour ouvrir l’itinéraire de Mariano. Je ne suis pas au bon endroit. Et puis j’ai perdu trop de temps. Je vais suivre l’itinéraire de Mariano pour retourner au col et j’irai pique niquer dans le cirque d’Anaye. Terminé. L’idée de passer le reste de la journée dans mon nouveau plus bel endroit du monde est quand même réjouissante. Ca fait 10 minutes que je n’ai pas bougé. Je lève les yeux. Une jeune femme est sur l’itinéraire de Mariano. Avec son sac rouge, elle avance d’un pas sûr tout en prenant le temps de réfléchir à chaque étape.

Évidement qu’elle va au pic des Trois Rois. Je vais la suivre. Je m’élance sans réfléchir et, l’espace d’un instant, j’oublie qu’il était question d’arrêter. Elle monte vite entre les rochers. Mon cœur bat toujours la chamade et ma peur m’empêche de suivre la cadence. Après quelques minutes je l’aperçois sur une… falaise. Enfin, pas vraiment une falaise, la roche n’est pas verticale, mais pour moi, c’est tout comme. Je vois qu’elle n’est pas sereine. Clairement, seul, JAMAIS je ne monte ça. Mais quand je dis « jamais », c’est jamais. Dos au vide, dans un climat de peur, avec un gros sac comme le mien, avec un esprit lucide, je pense que je meurs. Vraiment. Mais comme elle est en train de le faire, je ne prends pas le temps de réfléchir. Pourtant, j’ai le vertige, je ne peux pas me retrouver sur une paroi exposée. Je me connais, c’est un coup à se retrouver bloqué.

La jeune femme au sac rouge en pleine ascension

Je m’élance donc bêtement dans une escalade complètement démesurée à mes yeux. A chaque fois que je pose un pied, mon rythme cardiaque s’accélère. Est-ce que ça va glisser ? Non, je ne glisse pas. J’ai des bonnes chaussures et la roche accroche. Heureusement, le temps est sec. Mais petit à petit, je laisse le traumatisme s’accroître. Ca y est je commence à réfléchir. Je me souviens que j’avais arrêté quelques minutes plus tôt parce que j’étais certain de me perdre. Et la désescalade, avec la vue du vide… Parce qu’il va falloir redescendre mon coco… Si je ne peux pas filmer quand j’ai peur, je ne peux pas ne pas enregistrer ça. Ma Gopro est toujours suspendue à ma taille. Je me plaque contre la paroi pour l’attraper. Elle filmera ce qu’elle voudra, je ne peux pas m’occuper de ça alors que je suis en train de vivre l’une des plus grosses frayeurs de mon existence. Je me sens idiot. Tous les ans je dépasse mes limites avec la promesse de ne plus le faire. C’est plus fort que moi et intérieurement, si j’ai envie de mourir, je jubile. Mais après tout, comme le dit Elisabeth, l’avantage d’avoir le vertige, c’est que tu fais beaucoup plus attention… Vous connaissez pas Elisabeth ? Je vais vous la présenter… La Gopro me fait gagner en assurance. Je ne veux pas un souvenir dans lequel j’apparais décomposé après avoir accepté d’en finir avec la vie. Et tant bien que mal, j’atteins le sommet de la paroi.

Changement d’ambiance, me voilà au milieu d’un immense désert de lapiaz avec, devant moi, la Table des Trois Rois, à gauche, et le pic des Trois Rois à droite. Le décor est terrifiant. De la roche partout au sol, la pierre flotte entre les failles, trous et autres crevasses. Le pic d’Anie, c’est rien du tout à côté de ça. En direction des cairns, je commence à enjamber les failles sans fond. Je réfléchis longuement avant chaque enjambée. Mais celle là, ça va pas le faire. Elle est trop large. Si, à cause de la peur, j’en arrivais à stopper mon mouvement en plein élan ? Je sais que c’est possible. Je vis un cauchemar depuis que j’ai passé le cirque d’Anaye. Je perds du temps, je ne me sens pas bien. Il y a trois semaines j’étais comme un poisson dans l’eau sur le pic d’Anie, aujourd’hui je coule. Encore une fois, tout est déraisonnable. Je m’arrête, une, deux, dix minutes. Il y a du monde au sommet du pic des Trois Rois. Les chanceux. Allez, va pour cette faille. Ca passe.

photo des failles prise par Mariano sur le site topopyrenees.com. Je ne pouvais plus prendre de photo.

Je progresse la peur au ventre. Cette faille là… Cette faille fait plus d’un mètre de large. Mais un peu plus bas, un rocher est coincé. Il y a un cairn ici. Je comprends qu’il faut redescendre sur le rocher, qui semble flotter dans le vide, pour traverser. STOP ! Et alors là, c’est sans regret. Vous croyez vraiment que je vais poser mon pied sur ce rocher ? Mon cul ! A l’heure qu’il est, j’ai vécu l’ascension la plus traumatisante de mon existence et ça fait un moment que le vase déborde. J’arrête. Je reste là 10 minutes. Je regarde les randonneurs sur le sommet du pic. Personne sur la Table. Il y a quelques jours à peine, j’ai fait de la table des Trois Rois une obsession. Ce n’était pourtant pas un objectif en 2009. Alors que je commence à faire demi tour, je replonge dans mes souvenirs du lac de Lhurs.

Tout de même, ça aurait été incroyable, 15 ans plus tard, de clore cette boucle. Moi en 2009, regardant le moi de 2024 trônant au sommet de la Table des Trois Rois. Non, l’image est trop belle, je vais monter sur cette Table.

Un rocher entre deux failles, on peut appeler ça un pont. Evidement que ça passe. Avec la plus grande détermination du monde, je traverse les failles, trous et autres crevasses pour attaquer l’ascension, sans difficulté, du col de Lhurs qui sépare la Table du pic des Trois Rois. Et à partir du col, la Table se gagne en cinq minutes de marche. J’y suis ! J’oublie le retour pour admirer l’une des vues les plus fantastiques. Enfin, je vois le lac de Lhurs et il me semble apercevoir nos silhouettes, 15 années plus tôt, quittant le cayolar de Claveranne. L’émotion est intense. Je suis sur ce sommet que j’avais qualifié d’infranchissable. Le temps peut s’arrêter, j’en ai plus rien à foutre. Je suis l’homme le plus heureux du monde. Symboliquement, ça n’a aucun prix. Je suis tout seul flottant sur le rocher des Rois. Il est si important ce moment, ça y est, il m’appartient. Moi même, je n’aurais pas cru, après être passé par tous les états, toutes les épreuves, non, je n’aurais pas cru être heureux aujourd’hui. Je le suis, là maintenant. Je savoure intensément ce moment avant d’envisager de redescendre.

Sur la Table, en direction du lac de Lhurs, il y a un rocher vertigineux qui déborde. Une plaque gravée dessus. Miren Amuriza a chuté mortellement en 2013. Qu’il est important de garder cette notion de danger en montagne. Je retrouve mes esprits rapidement après ça. Direction le pic pour clore cette journée en beauté. Et comme c’est à côté, si j’ai du temps, je reviendrai sur la Table. J’arrive au pied du pic et je rencontre la jeune femme au sac rouge que j’ai suivie avant mon escalade. Elle me conseille de contourner le pic par la gauche. Quant à elle, elle va redescendre vers le lac d’Ansabère sans passer par la Table. Quelques centimètres à flanc de montagne. C’est la largeur de la sente. Sur ma droite, la paroi verticale du pic, sur ma gauche, le vide. La largeur de deux pieds. Je fais 5 mètres. C’est 5 mètres de trop qui ont laissé la peur reprendre toute sa place. Je suis venu pour la Table et je viens de vivre une émotion si forte, qu’il est vraiment temps de s’arrêter là. J’ai fermé cette boucle, le point final est parfait.

je ne peux pas marcher sur un chemin qui se devine

La boule au ventre, je reviens sur le col de Lhurs. Je ne sais pas comment je vais gérer le retour. Je suis déjà traumatisé à l’idée de tomber ou de me perdre. Un couple de cinquantenaires monte vers moi. On commence à discuter. Je dis que souffrant du vertige, je n’ai pas pu monter sur le pic. Elisabeth souffre aussi du vertige. Elle et Daniel sont des locaux. Daniel quant à lui semble parfaitement à son aise. Alors que je m’apprête à redescendre, Elisabeth me propose de les attendre et de les accompagner. Daniel m’explique qu’ils font la boucle. Partis du plateau de Sanchèse, ils vont redescendre par le lac de Lhurs. Ils n’imaginent pas un seul instant qu’il n’y a pas d’itinéraire plus parfait pour moi pour clore cette randonnée. Je ne vais pas me contenter de nous regarder en 2009 depuis la Table, je vais carrément venir à notre rencontre. J’accepte immédiatement. Je leur dit de bien prendre leur temps, et toute peur volatilisée, je remonte m’asseoir en direction de la Table. Quelle chance !

en attendant Elisabeth et Daniel devant le pic des Trois Rois

Alors qu’ils sont en pleine ascension, moi je suis en pleine réflexion. Evidemment que passer par le lac de Lhurs aurait été parfait. Je l’avais imaginé mais pour deux raisons, c’était carrément pas envisageable. Déjà, j’ai l’image en tête. Raisonnablement, quand tu regardes la Table des Trois Rois depuis le lac, tu ne vois que des parois verticales autour. Le terme d' »infranchissable » n’est pas sorti de ma casquette. Tu as la vue, jamais t’y vas. Et c’est confirmé par Mariano dans le topo que j’ai étudié avant de partir. « Col de Lhurs (2300m). C’est ici que les randonneurs montent par le  fameux couloir très raide depuis le lac de Lhurs. » Avec l’habitude, je sais que si Mariano écrit « très raide », je ne me pose pas de question, c’est pas pour moi. Point. Mais possible pour certains. L’idée de redescendre à la verticale me trouble et à présent, j’ai peur aussi de ralentir le couple de locaux qui a peut-être mieux à faire que de m’attendre.

Alors que je regarde en direction du pic des Trois Rois, je vois Daniel et Elisabeth qui attaquent la désescalade. C’est incroyable, je n’ai jamais vu ça. Le moindre geste, le moindre pas d’Elisabeth, elle anticipe tout, elle s’assied sur les rochers, elle pose ses mains partout, elle est train de descendre exactement comme moi je le ferais. Elle a vraiment le vertige. Daniel lui, descend comme on descend un escalier, sans la moindre crainte. Il tient Elisabeth à chaque moment délicat. Je comprends alors que nous avons les mêmes difficultés et je me sens tout à coup rassuré de savoir que je ne suis pas le seul atteint de vertige à vouloir aller sur les sommets. Si je les avais suivis, j’aurais peut-être pu y arriver. Mais ça aurait fait tâche dans ma conclusion. Quoiqu’il en soit, je sais aujourd’hui que je ne reviendrai pas. Je n’irai pas plus haut que le cirque d’Anaye ou le lac de Lhurs. Je retrouve mon couple de sauveurs sur le col. Je les félicite. Direction la Table que je découvre pour la deuxième fois avec la même intensité. Daniel peut citer tous les pics. Moi je n’ai reconnu que le pic d’Anie. Parce que oui, je vois aussi le moi du 17 septembre au sommet du pic d’Anie. Elisabeth quant à elle, discute dans la langue basque avec un randonneur. Clairement, je n’aurais pas pu tomber mieux.

Elisabeth et Daniel devant la plaque commémorative

Nous entamons la redescente, si Daniel va très vite, j’arrive difficilement à me caler sur la cadence d’Elisabeth. Ici pas de danger. Mais les gens du coin semblent avoir une parfaite maîtrise de la montagne. Elisabeth est freinée par les mêmes obstacles que moi, je n’en reviens toujours pas. Nous arrivons au sommet du « couloir très raide » évoqué par Mariano. La vue me saisit d’effroi. Non, on va pas descendre ici ? Seul, je fais demi tour direct. Tandis que Daniel, qui est déjà passé ici, descend avec maitrise, Elisabeth et moi ralentissons la cadence. Un escalier de rochers vertigineux. Chaque rocher est une victoire. A l’abri du vent, entre deux parois, nous prenons le temps de manger. Il est quatorze heures. J’assure mon sac de peur qu’il tombe dans le vide et m’assieds sur une pierre stable. Je ne peux plus bouger. Je me sens comme suspendu dans le vide, et sans le moindre appétit, parce que la montagne, ça coupe l’appétit, j’attrape juste un sachet de bâtonnets de saucisson Auvernou. Les mêmes que j’évoquais dans mon article L’année commence en juin. Daniel me propose de gouter leur saucisson, « celui là, c’est local ». Il a raison, à côté, mon Auvernou ne fait pas le poids. Je goute aussi leur fromage qui écrase mon Etorki. De loin. Des randonneurs descendent droit sur nous, je me lève pour les laisser passer. Ma tête tourne, à la vue du vide, il me faudra deux minutes pour me rasseoir. Nous discutons. J’évoque mon site et donne l’adresse à Elisabeth.

Il est temps de reprendre. Nous finissons la désescalade de l’escalier de rochers, difficilement pour moi, avant de découvrir la vision d’horreur. Voilà pourquoi je n’aurais jamais pris cet itinéraire. Ici, des graviers jusqu’en bas. Et la pente est… très raide. Daniel s’élance, il glisse comme un skieur, et entraîne des petites avalanches de cailloux. Rien que le bruit des cailloux qui roulent me tétanise. Elisabeth quant à elle, choisit de regagner la paroi à droite et de descendre en se tenant aux rochers. Je ne sais pas quoi faire. L’assurance de Daniel me donne envie d’y aller tout schuss. Après tout, la pente est vertigineuse mais je risque quoi ? De tomber ? Mais je vais pas tomber dans le vide, au pire je vais glisser, entraîner les cailloux avec moi et faire de la luge. Je mets les pieds dans les graviers, je glisse, tombe sur le cul et déclenche une petite avalanche de cailloux. A vrai dire, si c’est terrifiant, c’est aussi terriblement amusant. Avalanche sur avalanche, nous tombons sans cesse et rions à chaque fois. Et le rire, c’est bien pour apaiser la peur. On peut pas se faire mal dans ce décor pourtant impressionnant. Seul, aucun doute que je n’aurais pas ri ni même souri. Au contraire, cette descente aurait provoqué de vives tensions. Et alors que nous surfons sur les pierres, nous finissons par atteindre le chemin du lac de Lhurs les chaussures pleines de cailloux.

La Table plein centre, nous sommes descendu à droite

J’ai dit chemin ? Oui oui, nous sommes sauvés. A partir de maintenant, nous allons randonner. Après avoir vidé nos chaussures, nous discutons avec Elisabeth. C’est amusant, elle vient de Montory et est une amie de Magali qui m’a reçu dans son gîte Etché Arguinia après mon ascension du pic d’Anie. Elle est également inscrite dans un club de course à pied. Des traileurs surtout. L’évocation des Rapetou, qui sont souvent présents dans les trails pyrénéens, lui est familière. Daniel ramasse un chardon, accroché au dessus de la porte, ça porte chance. Je ne capte pas encore ce qu’il dit, nous arrivons au lac de Lhurs et je tente désespérément de faire remonter des souvenirs. Nous sommes devant le cayolar de Pouey, au dessus du lac. Je n’ai aucun souvenir d’une deuxième cabane. Accroché à la porte, un chardon fait écho au discours de Daniel et me remmène à la raison. Nous descendons au cayolar de Claveranne. Détruit, il a entièrement été reconstruit. Anciennement rudimentaire, la cabane a été transformée. Propre, avec mezzanine, elle semble à présent très confortable. Sur l’escalier, Daniel trouve un vieux cahier d’école. Un livre d’or, avec l’inscription « ville de Bordeaux », un signe dont je cherche encore le sens…

Nous longeons à présent le lac plein tandis que les premières gouttes de pluie tombent sur nous. Daniel pointe le doigt en direction de la Table des Trois Rois, l’averse est en train de nous rattraper. Nous accélérons la cadence et entamons la descente vers le parking d’Anapia. C’est gagné , la pluie ne nous rattrapera pas. Aujourd’hui, au lendemain de cette folle ascension, je réalise la chance que j’ai eu de tomber sur Elisabeth et Daniel. Les planètes alignées, cette ascension cauchemardesque s’est révélée magique et incroyable. Merci à vous deux pour votre gentillesse et votre générosité.

avec Daniel et Elisabeth

Avant d’entamer la descente dans la magnifique forêt abrupte, je coince un instant. Il y a ce passage délicat. Un passage exposé, avec un chemin de graviers très étroit. Je ne savais pas si je le reconnaitrais. A nouveau, il me fait de l’effet. Vertige ? Nostalgie ? Aujourd’hui, ça passe sans difficulté.

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