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Claude Lelouch

13. Le nombre 13, pour Claude Lelouch, c’est le Saint Graal des nombres. Si le cinéaste signe ses autographes « 13 amicalement », il a aussi nommé sa société de production Les Films 13. Symbole de chance ou de malchance, d’indécision ou de certitude, il est souvent associé au hasard dans l’œuvre du metteur en scène. 13 ans… Ca fait exactement 13 ans que je rêve d’écrire cet article, de faire un classement des films de Lelouch. Il y a 13 ans, en 2012, je soutenais mon mémoire sur « La direction d’acteur dans les films de Claude Lelouch ». Rien depuis. J’ai travaillé sur le cinéaste durant l’intégralité de mes études supérieures et je n’ai plus rien écrit à ce sujet… 13 ans après, Claude Lelouch m’a tellement manqué que j’ai décidé de revoir l’intégralité de son œuvre.

C’est un pur hasard si en 2005 j’ai regardé mon premier Lelouch. Les Parisiens. Amoureux de Cristiana Réali, trop rare au cinéma, je m’étais procuré le film. J’avais tellement aimé que je m’étais lancé dans l’œuvre intégrale du cinéaste. C’était comme un magnétisme, aucun film ne me laissait insensible. Moi qui fuyais les films musicaux, qui ne m’intéressais ni à la boxe, ni aux voitures et encore moins au cirque… Non. Je n’ai jamais eu les mêmes centres d’intérêt que Claude Lelouch, et pourtant, une magie indescriptible opère depuis 20 ans déjà. Et, fait du hasard, dans cette rétrospective, c’est Un Homme et une Femme : 20 ans déjà qui m’a le plus bouleversé. Je ne l’avais pas aimé il y a 20 ans et je ne l’aime pas plus aujourd’hui, mais cette année, une scène m’a bouleversé à tel point que j’ai dû stopper le film. La raison de cette puissante charge émotionnelle restera mon petit secret, mon moment à moi…

Cinéma de Pauillac – 13 octobre 2011

13 octobre 2011 : Je suis en pleine écriture de mon mémoire, mais ce soir, en avant-première, Claude Lelouch projettera son film documentaire au cinéma de Pauillac. D’un film à l’autre. Un film qui retrace la carrière du cinéaste. Si je devais choisir un film, un seul de Lelouch, sans la moindre hésitation, je choisirais D’un film à l’autre. Parce que je préfère garder un condensé de tous les films du metteur en scène plutôt que d’avoir à en choisir un seul. C’est la raison évidente qui me pousse à le retirer de mon classement, mais gardez bien à l’esprit que c’est mon numéro 1.

D’un film à l’autre, 2011

Vu à Pauillac le 13, j’insiste sur le « 13 », octobre 2011, je garde de cette soirée un souvenir impérissable. Nous sommes au cinéma, Je viens de passer le guichet, je pénètre dans le SAS — ce petit espace entre deux portes qui mène à la salle – . Et là, je me retrouve face à lui. Claude Lelouch, seul, qui attend au milieu du SAS. Je m’arrête net. Mille pensées me traversent : je pourrais lui poser toutes les questions qui me brûlent depuis des années, lui dire à quel point ses films ont compté pour moi, lui serrer la main, simplement… dire merci. Mais non. Rien ne sort. Juste un « bonsoir ». Et lui, peut-être croyant que je ne sais pas qui il est, répond poliment, comme à n’importe quel inconnu. Quatorze ans plus tard, je repense encore à ce moment. Et je me dis que peut-être, juste peut-être, j’aurais aimé un instant en tête-à-tête avec Claude Lelouch.

Alors ces 13 dernières années, j’en ai eu des émotions. Des larmes versées dans la salle obscure du cinéma d’Arcachon, en retrouvant Anne et Jean-Louis sur une plage à Deauville. Et puis Aimée, Belmondo, Trintignant… Des monuments se sont éteints. J’ai entendu des musiques bouleversantes, moi qui n’aime pas les films musicaux… Il faut comprendre que la musique est le personnage central, pilier de l’œuvre de Claude Lelouch. Francis Lai aussi nous a quitté, laissant derrière lui un vide immense, un silence résonnant.

Alors aujourd’hui, il est temps pour moi de recréer du lien avec cet Homme de Cinéma qui m’a fait traverser tant d’émotions. Mais je ne pouvais pas me contenter de classer ses films. Je veux parler de sa direction d’acteur, si peu académique et pourtant absolument fascinante. De ce lien qu’il tisse avec ses comédiens, de cette liberté qu’il leur offre. Pour les plus courageux, vous trouverez donc en fin d’article la quasi-intégralité de mon mémoire. Et puis concernant les films de Lelouch, j’ai un mot à dire sur chacun d’eux. Mais critique… Non, je n’aime pas ce terme. Il y a dans ce mot une connotation trop négative. Ce que je vous propose, c’est une déclaration d’amour, malgré les défauts, malgré les failles. Parce que quoi que je puisse dire de négatif, rien n’effacera le coup de foudre que j’ai eu il y a vingt ans déjà…


Cliquez sur l’étoile à côté de chaque film pour un accès direct à la critique
  1. Un Homme et une Femme, 1966
  2. Itinéraire d’un enfant gâté, 1988
  3. Les plus belles années d’une vie, 2019
  4. Ces amours-là, 2010
  5. Les Misérables, 1995
  6. Roman de gare, 2007
  7. Partir revenir, 1985
  8. Un + Une, 2015
  9. Un Homme qui me plaît, 1969
  10. Tout ça… Pour ça !, 1993
  11. Les Uns et les autres, 1981
  12. Un autre homme, une autre chance, 1977
  13. Si c’était à refaire, 1976
  14. La Belle histoire, 1992
  15. Le courage d’aimer, 2005
  16. Hommes, Femmes : mode d’emploi, 1996
  17. Toute une vie, 1974
  18. Vivre pour vivre, 1967
  19. Edith et Marcel, 1983
  20. Salaud, on t’aime, 2014
  21. L’amour c’est mieux que la vie, 2022
  22. Hasards ou coïncidences, 1998
  23. L’aventure c’est l’aventure, 1972
  24. Attention bandits, 1987
  25. La bonne année, 1973
  26. Le Voyou, 1970
  27. Finalement, 2024
  28. Robert et Robert, 1978
  29. Le Chat et la souris, 1975
  30. Il y a des jours… et des lunes, 1990
  31. Les Parisiens, 2004
  32. À nous deux, 1979
  33. Le Bon et les méchants, 1976
  34. La Vie, l’Amour, la mort, 1969
  35. Smic Smac Smoc, 1971
  36. Une pour toutes, 2000
  37. La vertu des impondérables, 2020
  38. Mariage, 1974
  39. Viva la vie, 1984
  40. Une Fille et des fusils, 1966
  41. Un Homme et une Femme : Vingt ans déjà, 1986
  42. Chacun sa vie, 2017
  43. And now… ladies and gentlemen, 2002
  44. L’Amour avec des si, 1962

L’AMOUR AVEC DES SI

Note : 1.5 sur 5.

1962 Suède, 1966 France – 1h20

Un délinquant sexuel s’évade de la prison de la Santé.

Toutes les copies du tout premier long métrage1 de Claude Lelouch ayant malheureusement été détruites, L’Amour avec des si doit être considéré comme le véritable point de départ — le premier long métrage encore visible — de sa longue filmographie.

Assez difficile à regarder aujourd’hui, le film témoigne néanmoins de l’audace de Lelouch, qui n’hésite pas à expérimenter de nombreux mouvements de caméra. Si le résultat peine à convaincre, l’idée de départ du scénario reste prometteuse. Il faudra attendre Roman de Gare, en 2007, pour que cette idée soit reprise et pleinement aboutie, avec une maîtrise remarquable.

J’ajoute tout de même, à titre personnel, qu’ayant vu Roman de Gare avant L’Amour avec des si, l’illusion n’a pas pu fonctionner avec moi…


UNE FILLE ET DES FUSILS

Note : 2.5 sur 5.

1965 – 1h48

Quatre marginaux maladroits, accompagnés d’une jeune femme sourde et muette, s’improvisent apprentis gangsters. Leur rêve déraille, jusqu’à basculer dans le drame.

Très académique pour du Lelouch, Une fille et des fusils n’en demeure pas moins une réalisation réussie, où les situations cocasses s’enchaînent avec rythme. Le scénario prête souvent à sourire, tant les personnages frôlent parfois le ridicule avec une certaine désinvolture.

Romantique dans l’âme, j’ai trouvé le jeu de séduction entre Jacques et Martine, sourde et muette, particulièrement touchant et fascinant. Une relation délicate, pleine de pudeur, qui donne au film une dimension inattendue et profondément humaine.

Avec près de 200 000 entrées au box-office, Une fille et des fusils marque le premier véritable succès de Claude Lelouch. Un an plus tard, il retrouve les mêmes acteurs pour tourner Les Grands Moments, mais le film ne trouvera jamais de distributeur. Désabusé, Lelouch prend la route, roule sans but, jusqu’à Deauville. C’est là, sur la plage, au petit matin, que germera l’idée de Un Homme et une Femme


UN HOMME ET UNE FEMME

Note : 5 sur 5.

1966 – 1h43

Anne et Jean-Louis, tous deux marqués par le deuil, se découvrent, s’aiment, s’éloignent, puis se retrouvent, portés par un amour qui refuse de s’éteindre.

Palme d’Or, Oscars du meilleur film étranger et du meilleur scénario, Golden Globes du meilleur film étranger et de la meilleure actrice pour Anouk Aimée : les 39 distinctions internationales reçues par le film ont propulsé Claude Lelouch au rang de star mondiale.

À mes yeux, c’est le plus beau film de Claude Lelouch et sans doute la plus belle histoire d’amour jamais racontée au cinéma. Un film inégalable, intemporel, porté avec une grâce rare par Anouk Aimée et Jean-Louis Trintignant. Le film repose sur une alchimie rare. Ils ne jouent pas : ils vibrent, ils respirent, ils existent. Leur retenue, leurs traumatismes, leurs élans… tout sonne juste.

La dernière séquence du film illustre à merveille ce “jeu d’âme” cher à Lelouch. Alors que les deux personnages principaux ont décidé de mettre fin à leur relation, Anne s’apprête à descendre du train qui la ramène de Deauville à Paris. Elle ne s’attend pas à retrouver Jean-Louis sur le quai. Et pourtant, il est là, il l’attend. Anouk Aimée ne joue pas la surprise — elle la ressent pleinement. C’est sans doute cette sincérité du jeu qui renforce la crédibilité et le réalisme du cinéma de Lelouch. Le déroulement de cette scène confortera Lelouch dans sa conviction que la spontanéité permet aux acteurs d’incarner plus justement leurs personnages. Dès lors, il fera de l’improvisation un véritable outil de travail, qu’il ne cessera d’explorer tout au long de sa carrière.

La musique tendre de Un Homme et une Femme, composée par Francis Laï, est indissociable du film. Le célèbre « chabadabada » est devenu culte. Francis Laï travaillera toute sa vie avec Lelouch, devenant une signature de son œuvre.

Pour approfondir, retrouvez mon analyse, rédigée en 2012 dans le cadre de mon mémoire sur la direction d’acteur dans les films de Claude Lelouch.


VIVRE POUR VIVRE

Note : 4 sur 5.

1967 – 2h11

Robert Colomb, reporter de guerre, profite de ses déplacements pour retrouver ses maîtresses. Mais lorsqu’il tombe amoureux de Candice, sa femme Catherine se sent de plus en plus délaissée.

À contre-pied d’Un Homme et une Femme, Lelouch signe un film poignant sur un couple en fin de parcours. L’adultère, ici, devient une source d’humiliation cruelle pour les femmes, montré dans sa forme la plus brutale.

Catherine et Robert rentrent d’un voyage à Amsterdam. Dans le train-couchette qui les ramène à Paris, Robert choisit ce moment pour passer aux aveux. Allongés dans des couchettes superposées — lui au-dessus, elle en dessous — le bruit régulier du train couvre presque entièrement ses paroles. Honteux, Robert évite ainsi le regard de sa femme. À l’écran, Yves Montand est absent. Seule Annie Girardot, figée, stupéfaite, occupe l’espace. Dans ce plan-séquence fixe de 1 minute 27, l’émotion affleure, monte, gagne son visage, jusqu’à l’éclatement silencieux. Dans ce rôle, Annie Girardot livre une prestation bouleversante. Sa rencontre avec Lelouch s’impose alors comme l’une des plus marquantes de la carrière du cinéaste.


LA VIE, L’AMOUR, LA MORT

Note : 3 sur 5.

1969 – 1h55

François Toledo, mari et père de famille, succombe au charme de Janine. Tandis qu’il mène une double vie, il est arrêté puis condamné à mort pour le meurtre de plusieurs prostituées.

En signant un plaidoyer contre la peine de mort, Lelouch dénonce la victoire de l’inhumanité sur elle-même. La vie, l’amour, la mort est un film réellement humaniste à la forme cruelle, qui s’attarde à rendre, avec beaucoup de justesse, un peu d’humanité à un condamné dans ses derniers jours.

Dans ce rôle délicat, Amidou incarne François Toledo et nous livre une prestation magistrale.


UN HOMME QUI ME PLAÎT

Note : 4.5 sur 5.

1969 – 1h55

Françoise, actrice, et Henri, compositeur, se rencontrent et tombent amoureux sur le tournage d’un film à Hollywood.

Pour la troisième fois, Lelouch choisit l’adultère comme fil conducteur de son œuvre. Mais après en avoir montré les aspects les plus sombres, il livre ici, en écartant le point de vue des conjoints trompés, une histoire passionnelle d’une profonde émotion. Tout semble pourtant opposer les personnages incarnés par Annie Girardot et Jean-Paul Belmondo : Françoise, déchirée entre culpabilité et jalousie, succombe à un véritable coup de foudre pour Henri, homme joueur et menteur, dont les sentiments demeurent opaques.

Malgré tout, on s’attache profondément aux protagonistes, nourrissant l’espoir d’une issue heureuse. Le dénouement final évoque d’ailleurs celui d’Un Homme et une Femme : à l’attente de Trintignant dans une gare répond ici celle de Girardot dans un aéroport. Mais cette fois, le rendez-vous manqué laisse l’actrice seule, portée par une musique poignante signée Francis Laï.


LE VOYOU

Note : 3.5 sur 5.

1970 – 2h00

Simon Duroc, un braqueur évadé de prison, se remémore un enlèvement d’enfant auquel il a participé, tandis que la police tente de le retrouver.

Dans ce film, Lelouch joue avec le temps, les flashbacks, les ellipses. Il casse la linéarité du récit, ce qui donne au film un rythme original, mais parfois déroutant.

Le personnage principal, interprété par Jean-Louis Trintignant, est un séducteur attachant sans moralité. En dressant ce portrait du criminel, le cinéaste brouille les frontières entre bien et mal.

La bande originale de Francis Lai est à nouveau un pilier du film. Très présente, parfois même trop, elle accompagne chaque émotion, chaque transition narrative.

Lors d’un flashback dans Le Voyou, Simon Duroc est interrogé après son arrestation. L’officier reçoit un appel de ses collègues poursuivant les complices : « Vous êtes blessés ?… Bon… Le signalement ?… Un homme et une femme… » À ces mots, Trintignant se met à siffler la célèbre mélodie composée par Francis Lai pour Un Homme et une Femme, où il tenait justement le rôle principal. C’est le tout premier clin d’œil de Lelouch à sa propre filmographie — un jeu de miroir qu’il réitérera à de très nombreuses reprises par la suite.


SMIC SMAC SMOC

Note : 3.5 sur 5.

1971 – 1h32

Charlot, Jeannot et Robert sont Smic, Smac et Smoc, trois ouvriers au smic qui rêvent d’une vie meilleure. Pour le mariage de Smoc et Catherine, ils sont pris d’une envie folle, celle vivre ce moment comme des riches.

Avec Smic, Smac, Smoc, Claude Lelouch signe un film expérimental et loufoque, tourné en huit jours à La Ciotat. À l’origine, le film n’était même pas destiné à une sortie en salle :

Smic, Smac, Smoc est une comédie sociale totalement décalée, portée par l’énergie communicative de ses quatre acteurs. Il s’en dégage une vraie tendresse pour ces personnages marginaux, à la fois drôles et touchants.

À noter que Francis Lai y interprète un accordéoniste aveugle, ajoutant au film quelques moments aussi cocasses qu’attachants.


L’AVENTURE C’EST L’AVENTURE

Note : 3.5 sur 5.

1972 – 2h05

Cinq voyous décident d’abandonner le crime traditionnel pour se lancer dans des affaires plus modernes : enlèvements de stars, révolutions tropicales, et coups médiatiques.

L’Aventure, c’est l’aventure fait aujourd’hui partie des films cultes. Si son scénario, qui rappelle parfois Smic, Smac, Smoc, reste assez décousu, le film n’en demeure pas moins désopilant. Portée par un casting de rêve, cette comédie loufoque signée Lelouch séduit par son énergie, malgré un manque évident de structure.

Derrière la légèreté du ton, Lelouch glisse une satire du monde moderne, mêlant les genres avec une liberté aussi réjouissante que déroutante.


LA BONNE ANNÉE

Note : 3.5 sur 5.

1973 – 1h56

À sa sortie de prison, Simon, un braqueur élégant, se remémore le casse de sa vie : le cambriolage d’une grande bijouterie à Cannes, mêlé à une histoire d’amour inattendue avec une antiquaire.

La Bonne Année est un polar raffiné, porté par un Lino Ventura sobre et convaincant. Lelouch mêle habilement romance et film de casse, même si le rythme du récit peut parfois sembler inégal. La structure en flashbacks, la musique omniprésente de Francis Lai et l’alternance entre tendresse et tension font la singularité du film.

Comme souvent, Lelouch n’hésite pas à faire référence à sa propre œuvre. Dès le générique d’ouverture, Un Homme et une Femme est projeté à la prison des Baumettes, et plus loin, lors du dîner du Nouvel An chez Françoise, l’un des invités raille le film : « Si vous aimez les essuie-glaces et les tranquillisants sur pellicule… » Un clin d’œil moqueur, empreint d’autodérision, glissé avec malice dans le dialogue. Simon, étranger à ce milieu bourgeois et bavard, s’éclipse discrètement. Une scène révélatrice du décalage entre le voyou solitaire et un monde qui ne lui ressemble pas.

Pour approfondir, je vous propose en fin d’article un extrait de mon mémoire qui montre comment Claude Lelouch a su pousser Lino Ventura à sortir de sa zone de confort lors du tournage de La Bonne Année.


TOUTE UNE VIE

Note : 4 sur 5.

1974 – 2h14

Toute une vie suit le parcours de Sarah à travers le XXe siècle, en parallèle de l’histoire du cinéma. Le film s’ouvre par un joli clin d’œil aux frères Lumière, avec une séquence muette en noir et blanc. Une introduction pleine de poésie, où tout passe par les regards et les gestes, sans un mot.

La première partie est volontairement confuse, notamment jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le montage, parfois déroutant, reflète le désordre d’un siècle en pleine transformation. Petit à petit, le film passe du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, épousant l’évolution des personnages et des émotions.

Sarah, interprétée par Marthe Keller, est une femme riche, désabusée, en quête d’un amour véritable. De son côté, André Dussolier joue un homme à la vie plus incertaine, un ancien voyou qui cherche un nouveau départ. Tout au long du film, le spectateur attend qu’un lien se tisse entre eux.

Avec sensibilité, Lelouch montre que l’amour ne se trouve ni dans le confort, ni dans les apparences. Il ne s’achète pas : il se ressent, il se cherche… Parfois longtemps.


MARIAGE

Note : 3 sur 5.

1974 – 1h40

Mariage suit l’histoire de Pierre (Rufus) et Catherine (Bulle Ogier), un couple qui s’installe dans une maison normande le jour de leur mariage, le 5 juin 1944, veille du Débarquement. Le film s’ouvre par un long plan-séquence qui accompagne les personnages dans la visite de leur nouvelle demeure, révélant leur enthousiasme face à un avenir qu’ils imaginent radieux.

Claude Lelouch utilise cette maison comme un décor unique où se déroulent trente ans de vie commune. Les célébrations régulières des anniversaires du Débarquement deviennent autant de marqueurs temporels qui soulignent la monotonie et la lente dégradation de leur relation. L’idée de rejouer sans cesse le même jour renforce l’impression d’un couple enfermé dans une routine sans issue.

Mariage est un film qui, par son manque de souffle et de dynamisme, peine à émouvoir pleinement…


LE CHAT ET LA SOURIS

Note : 3 sur 5.

1975 – 1h48

Le Chat et la Souris est un polar signé Claude Lelouch, sorti en 1975. L’histoire débute par le meurtre d’un riche industriel. L’inspecteur Lechat (Michel Bouquet) est chargé de l’enquête et se focalise rapidement sur la veuve, jouée par Michèle Morgan. Plutôt qu’un interrogatoire, c’est finalement un jeu de séduction qui s’installe entre les personnages.

Lelouch s’essaie ici au polar pur. L’intrigue repose surtout sur les dialogues, la psychologie des personnages, et ce face-à-face troublant entre un enquêteur obstiné dans sa recherche de vérité et une femme élégante.

Malgré un point de départ intrigant, l’approche de Lelouch finit par manquer de rythme. Les conversations, même brillamment interprétées par Bouquet et Morgan, tournent parfois en rond. Ce choix rend le film bavard, voire un peu ennuyeux par moments.

Pour approfondir, retrouvez en fin d’article, mon analyse d’une scène du film lors de laquelle Michèle Morgan, qui ignore tout du piège tendu par Lelouch, trouve un clou dans son gâteau.


LE BON ET LES MÉCHANTS

Note : 3 sur 5.

1976 – 2h02

Le Bon et les Méchants raconte l’histoire de Jacques et Simon, deux amis truands interprétés par Jacques Dutronc et Jacques Villeret, poursuivis par l’inspecteur Deschamps (Bruno Crémer). Alors qu’ils viennent de faire la rencontre de Lola, une prostituée jouée par Marlène Jobert, la Seconde Guerre mondiale éclate.

Claude Lelouch s’inspire ici de sa propre histoire familiale pour explorer les frontières entre le bien et le mal. Ceux qu’on appelait “voyous” avant la guerre se révèlent être de grands résistants, tandis que d’autres, considérés comme des “gentils”, se montrent prêts à collaborer pour sauver leur peau. Ce renversement des rôles est au cœur du film, qui interroge la notion de moralité en temps de crise.

L’utilisation systématique de la couleur sépia, censée rappeler les films d’époque, finit par devenir lassante. Pourtant, Lelouch parvient à captiver grâce à ses comédiens, particulièrement Jacques Dutronc, charismatique en truand ambigu, et Bruno Crémer, parfait en inspecteur trouble.


SI C’ÉTAIT À REFAIRE

Note : 4 sur 5.

1976 – 1h40

Si c’était à refaire s’ouvre sur un long plan-séquence en caméra subjective, qui adopte le point de vue d’une détenue sortant de prison. Immédiatement plongé dans l’univers oppressant du film, le spectateur découvre progressivement son environnement, avant que la caméra ne révèle Catherine Deneuve.

L’actrice incarne Catherine Berger, une femme marquée par la violence. Après avoir purgé une peine de seize ans pour le meurtre de son violeur, elle tente de reconstruire sa vie, cherchant à retrouver son fils qu’elle a dû abandonner. Lelouch dénonce ici, avec intelligence et sensibilité, la condition des femmes, leur vulnérabilité face aux abus de pouvoir et l’injustice d’un système qui les condamne deux fois. L’atmosphère pesante, presque étouffante, renforce le propos du film.

L’utilisation de Deneuve dans le rôle d’une femme violée et brisée est un choix particulièrement intéressant. Son élégance froide contraste avec la douleur de son personnage, rendant sa quête d’émancipation d’autant plus poignante.

Film percutant, Si c’était à refaire a été pensé et écrit par Lelouch, pour Catherine Deneuve et Anouk Aimée :


UN AUTRE HOMME, UNE AUTRE CHANCE

Note : 4.5 sur 5.

1977 – 2h18

Un autre homme, une autre chance est un véritable ovni dans la filmographie de Claude Lelouch. En s’attaquant au western, le cinéaste s’aventure hors de son registre habituel pour illustrer à sa manière le rêve américain. Et en le mettant en scène, il le vit lui-même, avec une ambition qui force le respect.

Mais ce n’est pas un western comme les autres. Ici, pas de règlements de comptes sanglants ni de chevauchées héroïques. Lelouch préfère raconter une histoire d’amour et de résilience, ancrée dans des décors sublimes, tournés en partie à Los Angeles et dans les studios Warner. Sa caméra s’attarde davantage sur les objectifs d’appareils photo que sur les pistolets, sur les regards échangés plutôt que sur les affrontements.

La rencontre entre David (James Caan), vétérinaire endeuillé, et Jeanne (Geneviève Bujold), une Française émigrée en Amérique pour suivre Francis (Francis Huster), un photographe tragiquement tué, rappelle volontairement celle de Jean-Louis et Anne dans Un homme et une femme. Cent ans plus tôt, à l’autre bout du monde, ce sont à nouveau deux âmes brisées qui se retrouvent par hasard au pensionnat de leurs enfants, avant de partager un trajet en voiture. Lelouch répète le motif de la rencontre providentielle, avec une tendresse particulière.

En choisissant d’ignorer les codes habituels du western, Lelouch parvient à créer un film profondément romanesque, à contre-courant de ce qui se fait dans le genre. La beauté des paysages, la sobriété des dialogues, et la sincérité de l’émotion en font une œuvre singulière, qui n’a rien à envier aux grandes productions américaines. C’est un film sincère, audacieux, qui révèle une autre facette du talent de Lelouch.


ROBERT ET ROBERT

Note : 3.5 sur 5.

1978 – 1h46

Robert et Robert raconte la rencontre improbable de deux hommes que tout semble opposer : Robert Goldman, un homme nerveux et complexé (Charles Denner), et Robert Villiers, un timide introverti (Jacques Villeret). Pourtant, sous des apparences différentes, ils se ressemblent bien plus qu’il n’y paraît.

Tous deux célibataires, vivant encore chez leur mère, ignorants de l’amitié et effrayés par la vie. Lelouch construit son film autour de ce duo de personnages maladroits, aux personnalités pathétiques mais profondément humaines. Leur timidité excessive et leur peur du monde extérieur sont autant de fardeaux qu’ils tentent de surmonter, ensemble.

Le film commence sur un ton léger, avec des scènes franchement comiques. L’une des meilleures reste celle où les deux hommes, décidant de se tutoyer pour mieux se connaître, enchaînent les maladresses dans un échange hilarant. Mais Lelouch ne se contente pas de faire rire. Peu à peu, Robert et Robert glisse vers des thèmes plus graves comme la solitude, l’anxiété et l’incompréhension des autres.

Cette évolution donne au film une vraie profondeur. Charles Denner et Jacques Villeret sont parfaits dans leurs rôles respectifs, rendant leurs personnages aussi touchants qu’amusants. Si l’ensemble manque parfois de rythme, l’alchimie entre les deux acteurs fonctionne et laisse une impression douce-amère.


À NOUS DEUX

Note : 3 sur 5.

1979 – 1h45

À nous deux débute comme une suite de Le Bon et les Méchants. Simon Lacassaigne (Jacques Dutronc), un petit truand en cavale après s’être évadé de prison, cherche à disparaître. Il croise la route de Françoise (Catherine Deneuve), une femme également en fuite, poursuivie par la police pour ses activités illégales en France. Alors que les deux protagonistes tentent de fuir leur passé, une certaine attirance naît.

Dès leur rencontre, ils se comparent à Bonnie and Clyde. Mais là où les gangsters mythiques exerçaient une certaine violence, Simon et Françoise font le choix de la fuite. Lelouch choisit de narrer leur cavale d’une façon romantique, faisant naître une histoire d’amour fragile au sein de laquelle, contraints par l’urgence c’est finalement cette dernière qui nous offre de réels moments de tendresse.

Deneuve et Dutronc, en formant un duo improbable, se révèlent finalement très convaincants. L’élégance froide de Deneuve balance avec la désinvolture de Dutronc. Cette alchimie rend leur relation crédible et attachante, malgré les obstacles qui les entourent.

Si Lelouch lie à nouveau des personnages que tout semble opposer, ce sont leurs blessures qui finissent par les rapprocher. Comme souvent, cette ressemblance improbable renforce la sincérité de leur lien.

Pour approfondir, retrouvez en fin d’article une analyse de l’utilisation du mythe Deneuve par Claude Lelouch.


LES UNS ET LES AUTRES

Note : 4.5 sur 5.

1981 – 3h05

D’une durée de trois heures, Les Uns et les Autres occupe une place à part dans la filmographie de Lelouch. Ce film ambitieux retrace 45 ans d’histoire, de 1936 aux années 80, en suivant quatre familles à travers la musique, l’amour et la guerre.

La longue introduction de plus de 20 minutes établit immédiatement les bases par la musique. Ballet sous tension à Moscou, orchestre festif à Paris, récital de piano sinistre à Berlin, concert de jazz vibrant à New York : ces scènes musicales montrent, avant même que la guerre n’éclate, un monde divisé par ses cultures et ses idéologies.

Dès le début, Lelouch utilise brillamment les genres musicaux pour suggérer l’état de la diplomatie mondiale. La rigueur du ballet soviétique, la joie insouciante de la fête parisienne, la froideur oppressante du récital de piano en Allemagne nazie, et l’énergie libératrice du jazz américain témoignent de sociétés qui ignorent le chaos qui se prépare.

Fresque colossale, avec des scènes d’une intensité particulière, Les Uns et les Autres mélange des moments de vie capturés à droite et à gauche, certains s’inspirant de souvenirs personnels du cinéaste. L’une des scènes les plus marquantes est celle de l’enfant juif contraint de réciter une prière catholique pour échapper aux nazis :


EDITH ET MARCEL

Note : 3.5 sur 5.

1983 – 2h42

Patrick Dewaere devait incarner Marcel Cerdan dans ce film consacré à l’histoire d’amour entre Édith Piaf et le boxeur français. Son suicide, survenu quelques jours avant le début du tournage, a plongé Claude Lelouch dans la stupeur et semé le doute quant à la suite du projet :

Édith et Marcel de Claude Lelouch raconte finalement deux histoires d’amour en parallèle : celle d’Édith Piaf et Marcel Cerdan, et celle, fictive, de Jacques Barbier (Francis Huster) et Margot de Villedieu (Évelyne Bouix). Jacques, prisonnier de guerre, entretient une correspondance régulière avec Margot, sa marraine de guerre.

Les deux histoires sont intéressantes indépendamment l’une de l’autre. D’un côté, la légende d’Édith Piaf et Marcel Cerdan, de l’autre, une romance épistolaire qui évolue malgré la distance et les épreuves. Lelouch, en voulant tout raconter, ne parvient pas toujours à équilibrer ces deux intrigues qui auraient peut-être mérité chacune un film à part.

Pourtant, ce qui frappe, c’est la prestation absolument époustouflante d’Évelyne Bouix. Elle prête à Piaf une intensité fragile qui traverse l’écran. Sa capacité à incarner également Margot de Villedieu, qui exprime sa tendresse et sa patience à travers ses lettres, démontre l’étendue de son talent.

Film ambitieux mais parfois déséquilibré, Édith et Marcel se laisse porter par la sincérité de Lelouch et le jeu d’Évelyne Bouix, véritable révélation du film.


VIVA LA VIE

Note : 2.5 sur 5.

1984 – 2h00

Viva la Vie débute sur une intrigue mystérieuse : Michel Perrin, industriel (Michel Piccoli) et Sarah Gaucher, comédienne (Évelyne Bouix), disparaissent de la surface de la Terre pour ne réapparaître que trois jours plus tard, sans explication. Dès l’ouverture, Claude Lelouch donne le ton avec une ambiance apocalyptique qui sème le trouble.

Avec Viva la Vie, Claude Lelouch réalise ce qui s’apparente à un premier film de science-fiction. L’atmosphère du film est angoissante et déroutante. En jouant sur l’incompréhension générale face à ces multiples disparitions inexpliquées, le cinéaste arrive à retransmettre l’inquiétude et la fascination de ses personnages mais également de son public.

Ce film, atypique et fascinant, aurait pu être l’un des plus audacieux de Lelouch. Mais dans la dernière demi-heure, le cinéaste retombe sur terre. Comme s’il n’assumait pas totalement la dimension fantastique de son récit. Alors que le mystère est à son apogée, Lelouch choisit d’apporter des réponses qui tournent au ridicule, transformant le drame en farce.

Le film finit par se perdre. En voulant, par obsession du réalisme, rationnaliser la trame narrative, Lelouch démonte ce qu’il avait construit, dénaturant ce qui était pourtant très intéressant. A mon sens, il fait une erreur regrettable, car le film avait le potentiel de s’aventurer bien plus loin dans l’étrange.


PARTIR REVENIR

Note : 5 sur 5.

1985 – 1h57

1985, avec son roman, Salomé Lerner nous plonge dans son passé douloureux marqué par la déportation de sa famille.

Personnellement, la déportation est pour moi un sujet d’obsession et d’incompréhension. Je considère les films qui traitent ce thème comme essentiels dans l’histoire du cinéma, des œuvres nécessaires pour comprendre, pour ne pas oublier. Claude Lelouch, qui a lui-même échappé de justesse à la déportation pendant son enfance, a mis ce sujet au cœur de son œuvre.

Dès l’ouverture, Lelouch impose son style. Ce long plan-séquence qui rappelle C’était un rendez-vous installe une atmosphère oppressante par le seul pouvoir du son. Alors qu’une voiture roule à toute vitesse, les bruits du train, des cris de déportés résonnent comme un rappel cruel de la déportation.

Il ne s’agit pas ici de faire un film sur les camps de concentration, mais plutôt d’explorer ce qui précède et ce qui suit. A travers certaines thématiques telles que la délation, le traumatisme ou la réincarnation, Lelouch s’intéresse autant aux cicatrices laissées par le passé qu’à la manière dont elles se transmettent.

Le montage, complexe, alternant les retours en arrière et les ellipses, constitue l’une des grandes réussites de Partir Revenir.


UN HOMME ET UNE FEMME : VINGT ANS DÉJÀ

Note : 2 sur 5.

1986 – 1h48

Malgré ça, entre la mise en abyme du tournage d’un film dans le film et l’intrigue secondaire entre Trintignant et Marie-Sophie L. sur le Paris-Dakar, Un homme et une femme : 20 ans déjà s’avère peut-être plus complexe qu’il n’aurait dû l’être. Le spectateur aurait certainement préféré retrouver la magie des deux héros d’origine. Se concentrer sur Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimée, sans fioritures, aurait probablement permis au film de retrouver cette essence qui avait tant séduit en 1966.

Une occasion manquée, qui trouvera heureusement une vraie résonance des années plus tard.


ATTENTION BANDITS

Note : 3.5 sur 5.

1987 – 1h48

Après 10 ans de prison, Simon Vérini (Jean Yanne), truand de haut vol, repart à la rencontre de sa fille (Marie-Sophie L.) avec une idée en tête : venger la mort de sa femme.

Avec Attention bandits, Claude Lelouch signe un hommage appuyé au cinéma de Jean Gabin. Le film s’ouvre sur la mort de l’acteur et se clôt dix ans plus tard, au rythme de “Maintenant je sais”, une chanson qui semble autant saluer Gabin que questionner l’évolution du cinéma de Lelouch lui-même.

Après une longue série de films personnels et déstructurés, et surtout après l’échec commercial de Un homme et une femme : 20 ans déjà, Lelouch revient ici à une narration beaucoup plus classique. Fini les structures éclatées, les intrigues qui se déploient dans tous les sens : Attention bandits adopte une construction linéaire, avec une caméra plus posée et un récit au déroulement plus conventionnel.

Est-ce là une perte de confiance ? Lelouch renoue-t-il avec un cinéma académique par prudence ? Peut-être. Mais il faut reconnaître que la trame du film est solidement construite et habilement menée. Cette sobriété dans la mise en scène, bien qu’éloignée de ses expérimentations passées, sert efficacement la narration.

En cherchant à retrouver une forme plus traditionnelle, Lelouch prouve qu’il sait aussi exceller dans la simplicité. Un film efficace, sobre, et porté par un Jean Yanne remarquable.


ITINÉRAIRE D’UN ENFANT GÂTÉ

Note : 5 sur 5.

1988 – 2h04

Je suis incapable de dire combien de fois j’ai vu Itinéraire d’un enfant gâté tant ce film m’a marqué. C’est un film qui me fascine par son authenticité, sa complexité et cette alchimie rare qui en fait, à mes yeux, une œuvre parfaite. Après une parenthèse conventionnelle avec Attention Bandits, Claude Lelouch revient ici à un cinéma qui lui ressemble pleinement. Un retour triomphal à ses expérimentations stylistiques : montage complexe, ellipses maîtrisées, décors somptueux qui emmènent le spectateur aux quatre coins du monde.

Le film, au-delà de sa forme éblouissante, questionne. Lelouch met en images ce qui semble être un fantasme personnel, partagé avec Belmondo : celui de tout quitter, de disparaître par ras-le-bol, de s’affranchir d’une société trop structurée où chacun a un rôle à jouer. Sam Lion est un idéaliste qui ne veut plus avoir les pieds sur terre. En cela, il ressemble profondément à Lelouch lui-même, cinéaste en perpétuelle quête de liberté, cherchant à se défaire des conventions, qu’elles soient narratives ou sociales.

Jean-Paul Belmondo livre une performance incroyable, dans un registre qui ne lui appartient pas habituellement. Loin des rôles physiques et charismatiques qui ont fait sa gloire, il incarne ici un homme fatigué, désillusionné, qui cherche à se réinventer. Son jeu est sobre, nuancé, sans jamais tomber dans le pathos. Lelouch parvient à révéler une facette inédite de l’acteur, plus intérieure, plus vulnérable.

Mais si Belmondo crève l’écran, il serait injuste de ne pas mentionner la magnifique performance de Richard Anconina. Le rôle de son protégé, Al, est essentiel dans l’équilibre du film. Anconina apporte une sincérité touchante, une naïveté qui contraste parfaitement avec la désillusion de Sam Lion. Leurs échanges, souvent teintés de mélancolie et de tendresse, donnent au film une dimension émotionnelle supplémentaire. Lelouch a trouvé en Anconina un partenaire idéal pour révéler la complexité du personnage principal.

En mêlant des thématiques aussi universelles que l’évasion, la transmission et la quête de sens, Itinéraire d’un enfant gâté s’impose comme une réflexion sur la liberté individuelle. Lelouch, à travers ce personnage d’homme d’affaires qui fuit tout ce qu’il a construit, interroge sa propre condition d’artiste : peut-on jamais vraiment tout quitter ? Peut-on se réinventer sans renier ce que l’on a été ?

Itinéraire d’un enfant gâté est un film bouleversant, qui touche par sa profondeur, son authenticité et sa quête insatiable de liberté. Lelouch signe ici l’une de ses œuvres les plus abouties.

Pour approfondir je vous propose de plonger dans mon étude du film dans le cadre de mon Mémoire.


IL Y A DES JOURS… ET DES LUNES

Note : 3 sur 5.

1990 – 1h57

Il y a des jours… et des lunes débute sur une nuit particulière : le passage à l’heure d’été, sous une pleine Lune. Claude Lelouch annonce d’emblée qu’une personne va mourir avant la fin, intriguant immédiatement le spectateur. À partir de là, le film déploie une galerie de personnages au bord de la crise, influencés par les variations de météo et les caprices lunaires.

Grâce à une distribution impressionnante, Lelouch dresse le portrait de couples en crise, de solitudes qui s’entrecroisent, de questionnements existentiels. L’ensemble est rythmé par des chassés-croisés qui donnent au film une dimension presque chorale.

Lelouch parsème son film de touches comiques bienvenues, qui allègent habilement l’ambiance pesante de ces existences tourmentées. Ce mélange de gravité et de légèreté permet de captiver le spectateur tout au long du récit. Un film ambitieux qui démontre une nouvelle fois le talent de Lelouch pour croiser les destins et saisir des instants de vie.


LA BELLE HISTOIRE

Note : 4 sur 5.

1992 – 3h30

L’amour éternel existe-t-il ? C’est en tout cas la question qui est au cœur de l’œuvre monumentale de Claude Lelouch. La Belle Histoire est une fresque ambitieuse de 3h30, la plus longue jamais réalisée par le cinéaste. Sur fond de réincarnations, de destinées croisées et d’âmes inséparables, Lelouch explore 20 siècles de passion, de haine et de magnétisme, où les mêmes âmes se retrouvent au fil des époques, irrémédiablement attirées les unes vers les autres.

Le film raconte l’histoire de Jésus, interprété par Gérard Lanvin, un homme en errance qui cherche à se trouver, et d’Odona, jouée par Béatrice Dalle, une femme écorchée. Lelouch mélange leurs parcours actuels avec des récits anciens. Il expose une théorie selon laquelle, l’amour pourrait voyager à travers les siècles.

La Belle Histoire est une véritable odyssée. Lelouch ose tout : flashbacks en cascade, récits et montages parallèles. Il capte autant de paysages somptueux que de moments intimes, offrant au film une ampleur unique.

Si cette fresque peut paraitre excessive, c’est aussi ce qui fait sa force. Lelouch prend des risques, ose l’expérimentation, et touche à une forme de poésie brute qui ne laisse pas indifférent. En cherchant à concilier spiritualité, amour éternel et quête d’absolu, il signe une œuvre à part, qui impressionne autant qu’elle fascine.


TOUT ÇA… POUR ÇA !

Note : 4.5 sur 5.

1993 – 2h00

Avec Tout ça… Pour ça !, Claude Lelouch signe une vraie comédie, brillante et dynamique, qui repose autant sur ses dialogues incisifs que sur la performance de ses acteurs. Dès la première séquence, le ton est donné : une succession de quiproquos devant le tribunal entre l’avocate (Marie-Sophie L.) et trois accusés, jouée avec un rythme impeccable.

Lelouch construit son film autour des mensonges, des trahisons, et des faux-semblants, tout en gardant une légèreté qui n’appartient qu’à lui. Les situations sont souvent absurdes, les répliques cinglantes. Le cinéaste joue habilement avec l’improvisation, et c’est là que le film atteint des sommets.

La scène de la tente est la plus mémorable du film. Lorsque Fabrice Luchini lâche un légendaire « Peut-être qu’il faudrait le sucer », il enchaîne sur une tirade d’une vulgarité crue mais incroyablement maîtrisée. Ce monologue improvisé, totalement délirant, déclenche un fou rire incontrôlable chez Francis Huster qui, pour dissimuler son éclat de rire, est obligé de se retourner. Le naturel de la scène, combiné à la virtuosité verbale de Luchini, en fait un moment d’anthologie.

Tout ça… pour ça ! est une comédie irrésistible, où Lelouch prouve qu’il sait aussi briller dans le registre de l’humour. Une réussite qui confirme sa capacité à capturer des fragments de vie, tout en laissant la place à une liberté de jeu totale.

Pour approfondir, je vous propose mon analyse de la scène sous la tente qui fait partie de mon mémoire.


LES MISÉRABLES

Note : 5 sur 5.

1995 – 2h55

Les Misérables, est une adaptation ambitieuse de l’œuvre de Victor Hugo. En la transposant à l’époque de la Seconde Guerre mondiale et en prenant de nombreuses libertés, Claude Lelouch offre une version moderne et totalement réécrite de l’œuvre originale.

Lelouch mêle deux récits parallèles : celui de l’œuvre de Victor Hugo, fidèle à son esprit, et celui de Henri Fortin, un ancien boxeur analphabète qui trouve sa rédemption en aidant une famille juive à fuir les nazis. En montrant que l’injustice, la résilience et la quête de rédemption restent des thèmes actuels, il prouve que le texte de Victor Hugo est bien plus moderne qu’il n’y paraît.

L’immense distribution réunit des acteurs au sommet de leur art. Jean-Paul Belmondo offre une performance d’une profondeur remarquable. Michel Boujenah, bouleversant, apporte une sensibilité qui touche en plein cœur. Célarié est d’une beauté fascinante qui sert magnifiquement son personnage. Annie Girardot, en femme tourmentée par ses échecs, est littéralement époustouflante, au point de recevoir un César pour ce rôle mémorable. Sa présence à l’écran, d’une intensité rare, transcende le film.

Les Misérables est une fresque monumentale. Le scénario abouti et les images splendides, dont certaines très dures, en font une œuvre aussi éblouissante que nécessaire.

Pour approfondir, je vous propose de poursuivre avec la partie de mon Mémoire consacrée à Annie Girardot.


HOMMES FEMMES : MODE D’EMPLOI

Note : 4 sur 5.

1996 – 2h02

Par vengeance, le Docteur Nitez (Alessandra Martines) manipule volontairement les diagnostics. Elle annonce à Benoît Blanc (Bernard Tapie), son ancien amant, qu’il est atteint d’un cancer alors qu’il est parfaitement en bonne santé. À l’inverse, elle rassure Fabio Lini (Fabrice Luchini), véritablement malade, en lui affirmant qu’il n’a rien.

Claude Lelouch croise les destinées de ces deux hommes que tout oppose. Benoît Blanc, homme d’affaires prospère vivant dans l’opulence, et Fabio Lini, policier hypocondriaque rongé par ses angoisses. Ensemble, ils entreprennent un voyage improbable jusqu’à Lourdes.

Le film repose sur une distribution étonnante qui sert parfaitement l’ambition de Lelouch. Bernard Tapie, étonnamment naturel et convaincant, livre une performance solide qui colle parfaitement au personnage d’homme d’affaires sûr de lui. Fabrice Luchini, dans un registre plus vulnérable, apporte une finesse et une sensibilité qui tranchent avec son partenaire. Leur duo improbable fonctionne à merveille.

Lelouch propose une belle panoplie de personnages, tous en quête de bonheur, que ce soit par l’amour, la fortune ou la santé. Des protagonistes qui cherchent désespérément à forcer les hasards de la vie, comme pour déjouer ce qui semble être écrit d’avance. Hommes, femmes : mode d’emploi est avant tout un film sur l’humanité, sur ces failles qui nous poussent à vouloir toujours plus, à chercher un sens là où il n’y en a pas toujours.


HASARDS OU COÏNCIDENCES

Note : 3.5 sur 5.

1998 – 2h00

Hasards ou coïncidences, est un drame poignant, en deux parties bien distinctes.

Dans la première partie du film, Myriam (Alessandra Martines), une danseuse traumatisée par un adultère passé, tente de se reconstruire aux côtés de son fils Serge, huit ans. Lors d’un voyage à Venise, elle rencontre Pierre (Pierre Arditi). Leur romance naît comme une évidence. Lelouch, maître du jeu amoureux, traduit en sous-titres les mensonges dont usent les deux personnages pour se séduire. Ce procédé apporte une légèreté ironique à leur rencontre, soulignant la maladresse et l’espoir derrière leurs mensonges.

Alors que le bonheur atteint son paroxysme, Lelouch bascule dans une seconde partie tragique. Pierre et Serge disparaissent en mer. Anéantie par cette double perte, Myriam n’a plus goût à la vie. À partir de cet instant, Hasards ou coïncidences devient un film sur le deuil, l’errance, et la quête de sens.

Alessandra Martines, bouleversante, incarne à la perfection la fragilité d’une femme qui tente d’avancer au cœur de l’insupportable.

Hasards ou coïncidences est une œuvre éprouvante, où le contraste entre l’insouciance amoureuse du début et l’obscurité du deuil souligne une fois de plus l’obsession de Lelouch pour le hasard, les rencontres et les tragédies qui en découlent. Un film cruel et beau, à la fois tragique et profondément humain.


UNE POUR TOUTES

Note : 3 sur 5.

2000 – 2h00

Avec Une pour toutes, Claude Lelouch signe une comédie légère où la balle est clairement dans le camp des femmes. Trois comédiennes en mal de succès décident de s’allier pour soutirer de l’argent à des hommes riches. Leur arme principale ? Les larmes. Lelouch joue ici avec l’idée d’une domination féminine qui voit paradoxalement les larmes remplacer les armes.

La scène où les trois protagonistes s’entraînent à pleurer est d’ailleurs l’une des plus réussies du film, parfaitement hilarante. Cette comédie repose sur une mise en abîme malicieuse, portée par le personnage de Jean-Pierre Marielle qui souhaite tirer un film de cette histoire rocambolesque. Lorsqu’il propose Lelouch pour la mise en scène et qu’on lui répond qu’il est trop cher, Marielle rétorque : « Il sort d’un bide, on pourrait l’avoir pour rien. »

L’autodérision du cinéaste apporte une fraîcheur bienvenue, car en se moquant de lui-même, Lelouch en profite pour souligner la faiblesse des hommes, incapables de résister aux charmes de ces femmes ingénieuses. C’est un aveu de faiblesse qui ne manque pas de piquant.

Une pour toutes n’a pas la profondeur de ses œuvres les plus marquantes, mais reste une comédie agréable, drôle, et parfois cruellement lucide sur les rapports entre les sexes.


AND NOW… LADIES AND GENTLEMEN

Note : 2 sur 5.

2002 – 2h09

And Now… Ladies and Gentlemen raconte la rencontre entre Valentin (Jeremy Irons), un cambrioleur britannique élégant en quête de renouveau, et Jane (Patricia Kaas), chanteuse de jazz en pleine crise personnelle. Tous deux souffrent de pertes de mémoire. Leur rencontre se déroule dans un hôtel sur la côte marocaine, cadre idyllique où vient d’avoir lieu un vol de bijoux.

Lelouch signe ici un long film romantique, trop long. L’alchimie ne prend pas entre Irons et Kaas, malgré des décors magnifiques et un voyage visuellement séduisant. La musique, pourtant souvent centrale dans le cinéma de Lelouch, échoue ici à donner de l’âme au récit.


LES PARISIENS

Note : 3 sur 5.

2004 – 1h59

Les Parisiens est un film particulier dans la filmographie de Claude Lelouch, car il constitue la première partie d’une trilogie ambitieuse poursuivie avec Le Courage d’aimer. C’est aussi le premier film de Lelouch que j’ai découvert il y a vingt ans, ce qui lui confère une valeur personnelle particulière.

Ce nouveau visionnage me laisse un sentiment partagé. La structure complexe du film, qui présente une multitude de personnages aux parcours croisés, est à la fois fascinante et problématique. Lelouch semble vouloir explorer trop de vies en même temps, et si certaines d’entre elles parviennent à capter l’attention, le brassage devient si dense qu’il en devient confus. Trop de personnages, trop de fragments de vie qui se perdent au milieu de récits qui peinent à trouver leur place.

La première partie présente une galerie humaine où chacun semble perdu. Mais c’est la musique qui sauve Les Parisiens, en apportant une émotion qui permet au spectateur de s’accrocher. Parmi ce tourbillon de personnages, le duo Maïwenn – Massimo Ranieri émerge rapidement. Leur histoire, née d’un hasard et évoluant autour de concerts qu’ils donnent ensemble, finit par devenir le fil conducteur du récit.

Lelouch réduit progressivement le nombre de personnages pour se concentrer sur eux. Maïwenn quitte Massimo pour tenter une carrière en solo, échoue, tandis que Massimo rencontre le succès. Désespérée, elle transforme leur histoire en un livre qui devient un best-seller. Lelouch, jouant son propre rôle pour la première fois, décide de l’adapter au cinéma, avec les véritables héros comme acteurs principaux.

Cette mise en abyme montre l’importance que Lelouch accorde à ce projet colossal, révélant un cinéaste en quête de vérité et d’authenticité. Elle donne aussi au film une structure plus solide.

La deuxième partie, centrée sur Maïwenn et Massimo, sauve le film en lui apportant cohérence et intensité. La fin en cliffhanger, une première pour Lelouch, surprend et laisse le spectateur en attente de la suite.

Les Parisiens n’atteint pas toutes ses ambitions, mais il reste intéressant par sa structure audacieuse et sa manière de raconter des morceaux de vie à la Lelouch.


LE COURAGE D’AIMER

Note : 4 sur 5.

2005 – 1h43

D’une certaine façon, Le Courage d’aimer, c’est Les Parisiens en mieux. Car, dans un premier temps, à travers des images déjà rencontrées dans Les Parisiens, on ne s’attarde que peu sur les nombreux personnages qui étaient source de confusion, pour aller à l’essentiel : les parcours des personnages joués par Maïwenn et Massimo Ranieri. Puis, au fil de l’eau, on comprend mieux l’intérêt des autres personnages.

C’est une fois la clarté faite que l’on prend conscience de la puissance romantique et émotionnelle de la trame. La mise en abyme, très habile, nous fait en permanence douter : est-ce que ces scènes sont de la fiction ou sont-elles de la fiction dans la fiction ?

Ce film pourrait, à la limite, se suffire à lui-même et l’on pourrait faire abstraction de son prédécesseur… Et du coup, il devient très dommage de ne jamais pouvoir voir le troisième opus, Les Ricochets.


ROMAN DE GARE

Note : 5 sur 5.

2007 – 1h54

Judith Ralitzer (Fanny Ardant) est une romancière à succès en quête de nouveaux personnages pour son prochain livre. Pendant ce temps, Florence (Michèle Bernier) signale une disparition inquiétante à la police, tandis qu’Huguette (Audrey Dana), une coiffeuse naïve et rêveuse, est abandonnée par son compagnon sur une aire de repos. Sur place, elle fait la rencontre de Pierre Laclos (Dominique Pinon), un homme énigmatique qui lui propose de la raccompagner. En même temps, on annonce à la radio, l’évasion d’un dangereux criminel, faisant planer une menace diffuse sur leur route.

Avec Roman de gare, Claude Lelouch reprend la trame manquée de L’amour avec des si et parvient à en tirer un film magistral. Ici, on retrouve une fois encore cette fascination pour les personnages aux destins croisés, mais cette fois au service d’un polar complexe d’une grande maîtrise.

Lelouch nous happe complètement par sa trame qui mêle habilement hasards, trahisons, mensonges et faux-semblants entre ses protagonistes. Le suspense est parfaitement dosé, laissant le spectateur constamment sur le fil, incertain de ce qui est vrai ou faux.

Audrey Dana, qui apparaît pour la première fois dans un film de Lelouch, s’impose comme la révélation incontestée du film. Sa performance bouleverse et sa sincérité apporte une réelle profondeur au personnage.

Lelouch, en spécialiste de la surprise, nous offre également le couple le plus inattendu de toute sa filmographie, jouant brillamment avec les apparences. La mise en scène est d’une grande précision, servie par une photographie soignée et des décors sublimes qui donnent du volume à l’atmosphère troublante du récit.

Roman de gare est une réussite totale, un film où Lelouch démontre une parfaite maîtrise du suspense et de la narration. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de ressentir une frustration : on aimerait tellement connaître la suite.


CES AMOURS-LÀ

Note : 5 sur 5.

2010 – 1h59

À travers le procès d’Ilva (Audrey Dana), Claude Lelouch retrace plusieurs décennies d’histoire en explorant l’amour, les joies, les drames et les contradictions.

Ces amours-là est un véritable coup de cœur. Ce film choral, typiquement Lelouchien, se distingue par son caractère profondément personnel et autobiographique. Il semble que Lelouch ait tout mis dans ce long métrage, y insufflant une sincérité bouleversante. Audrey Dana confirme ici qu’elle est remarquable. Sa performance est intense, juste, et parvient à transmettre toute la complexité de son personnage.

Ce film paraît être le plus intime de la carrière du cinéaste. Lorsqu’on connaît un peu sa biographie, on comprend que le personnage de l’enfant nommé Coco n’est autre que Lelouch lui-même, qui fut caché dans un cinéma pendant la guerre. Une amie de sa mère était ouvreuse. Valérie Perrin, la femme du cinéaste, joue d’ailleurs la mère de Lelouch dans le film, ajoutant une dimension supplémentaire à cette confession.

Pour la première fois dans un film de Lelouch, on entre dans les camps de concentration. La déportation, un sujet déjà abordé dans des films tels que Partir, revenir ou Les Uns et les Autres, est ici traitée de manière plus frontale. Certaines scènes sont particulièrement poignantes, comme celle où Ilva tombe amoureuse d’un officier allemand jouant La Marseillaise à l’accordina.

Ces amours-là est également un hommage vibrant au cinéma, et même à son propre cinéma. Lelouch parsème son film d’extraits de Toute une vie ou encore Un autre homme, une autre chance, liant ainsi son œuvre à son propre héritage artistique.

La musique, éblouissante, joue un rôle essentiel dans l’émotion dégagée par le film. Francis Lai, fidèle collaborateur de Lelouch, s’est associé à Laurent Couson pour composer une bande originale d’anthologie.

A mes yeux, Ces amours-là est un film miraculeux, celui qui possède la plus grande puissance émotionnelle de toute l’œuvre du cinéaste. Après près de cinquante ans de carrière, Lelouch parvient encore à émouvoir avec une intensité rare.


D’UN FILM A L’AUTRE

Note : 5 sur 5.

2011 – 1h44

Un film de Lelouch sur Lelouch : on y retrouve absolument tout ce qu’il faut savoir sur l’œuvre du cinéaste jusqu’en 2011. Il me semble même que ce documentaire a été mis à jour récemment, et j’aimerais beaucoup découvrir cette nouvelle version…

Pour l’anecdote, il me semble avoir lu que ce film ne devait pas sortir au cinéma, qu’il avait été monté pour des projections dans le cercle privé, ce qui aurait été une erreur regrettable.

Il faut savoir que D’Un Film à l’autre commence par un court métrage de 1976. C’était un rendez-vous est un plan-séquence d’une caméra embarquée à bord de la voiture de Claude Lelouch qui traverse Paris à 5 heures du matin à une vitesse folle. Lors de la dernière cérémonie des César, il a été demandé à Julia Roberts, qui se voyait remettre un César d’honneur, quel était son film français préféré. Sa réponse : « C’était un rendez-vous, Claude Lelouch. »

En tant que documentaire, je ne peux de toute évidence pas l’intégrer dans mon classement, mais il n’en reste pas moins qu’il est absolument nécessaire pour mieux comprendre le cinéma de Lelouch. C’est une œuvre essentielle qui permet de revisiter sa carrière, ses réussites comme ses échecs, avec une sincérité désarmante. Une déclaration d’amour à son propre art, qui donne aussi une clé de lecture précieuse pour apprécier le reste de son œuvre.


SALAUD, ON T’AIME

Note : 3.5 sur 5.

2014 – 2h04

Jacques (Johnny Hallyday) est un photographe qui décide de prendre sa retraite aux côtés de Nathalie (Sandrine Bonnaire) dans un superbe chalet isolé au milieu des Alpes. Mais une chose lui manque pour être pleinement heureux : la présence de ses quatre filles, Printemps, Été, Automne et Hiver. Son ami Frédéric (Eddy Mitchell), inquiet de le voir sombrer dans une forme d’aigreur, décide de ruser en faisant croire aux filles de Jacques que leur père est gravement malade.

Les quatre « saisons » de Jacques débarquent alors à l’improviste. Tandis qu’il passe ce qui semble être les plus beaux jours de sa vie, la musique et les plans de coupe laissent entrevoir une bascule imminente. Lelouch installe progressivement une tension dramatique qui ne cesse de monter, laissant entrevoir que cette harmonie retrouvée ne pourra être que passagère.

Salaud on t’aime est avant tout un film sur la famille, les absences, les instants volés de bonheur, et les drames qui marquent les esprits. Claude Lelouch filme un huis clos poignant où la beauté de l’instant ne fait que mettre l’accent sur sa fragilité.

La tragédie annoncée nous est révélée dans une séquence dévastatrice : la découverte du corps de Jacques par ses filles. Lelouch filme ce moment avec une réelle sincérité, sans artifice, laissant l’émotion s’exprimer pleinement. Sandrine Bonnaire y livre une performance magnifique. Johnny Hallyday, dans un rôle qui semble écrit pour lui, incarne Jacques avec une vulnérabilité touchante.


UN + UNE

Note : 5 sur 5.

2015 – 1h53

Antoine (Jean Dujardin) est un compositeur de musiques de film extrêmement reconnu dans son travail. Parti en Inde pour composer la bande originale d’un film d’auteur, il croise la route d’Anna (Elsa Zylberstein), l’épouse de l’ambassadeur. Ensemble, ils se lancent dans une quête spirituelle : elle pour avoir un enfant, lui pour faire disparaître ses maux de tête.

Un + Une est une déclaration d’amour au cinéma, à l’Inde, et surtout à l’imprévisibilité des rencontres. Claude Lelouch y livre un film carte postale d’une beauté éblouissante, sublimé par des décors somptueux et une photographie éclatante. Mais au-delà de la forme, c’est la sincérité de l’histoire d’amour qui touche.

En se focalisant exclusivement sur la relation naissante entre Antoine et Anna, Lelouch revient à ce qu’il maîtrise le mieux : capturer la naissance du désir, l’évolution des sentiments, et l’impossibilité de nier une attirance qui dépasse les conventions. Le parallèle avec Un homme qui me plaît est évident : même périple de séduction dans un pays étranger, même désir d’évasion et de renouveau. Dujardin reprend ici le rôle autrefois incarné par Belmondo, deux icônes masculines du cinéma français qui partagent ce mélange de charme, de séduction et de force.

Lelouch assume ce clin d’œil avec élégance, allant jusqu’à faire résonner la musique de Un homme qui me plaît à la fin du film, où nos deux héros se retrouvent dans un aéroport. Un hommage subtil mais puissant.

Deux séquences se distinguent par leur intensité émotionnelle : celle où Anna se baigne dans les eaux du Gange sous le regard d’Antoine, un moment suspendu qui marque un tournant dans leur relation ; et la rencontre avec Amma, figure spirituelle qui panse les maux en étreignant ceux qui viennent à elle. Sachant qu’Amma est considérée en Inde comme une destination ultime de quête spirituelle, cette scène prend une puissance symbolique particulière.

Il apparaît alors évident que Zylberstein et Dujardin étaient faits pour se rencontrer. Lelouch réussit à capturer cette alchimie avec une justesse qui fait de Un + Une une œuvre majeure de sa filmographie.


CHACUN SA VIE

Note : 2 sur 5.

2017 – 1h53

Avec Chacun sa vie, Claude Lelouch réunit sans doute la plus grande distribution jamais vue dans l’un de ses films. Une véritable palette de stars, réunies pour composer une mosaïque de destins et de trajectoires croisées. Malheureusement, cette richesse apparente devient vite un éparpillement.

En voulant tout dire, en multipliant les histoires, les personnages et les rencontres, le film finit par ne plus rien dire. On se perd dans un dédale sans fin, sans jamais s’attacher véritablement à un protagoniste, comme dans Les Parisiens. Ce trop-plein d’humanité empêche toute émotion durable.

Quelques scènes surnagent malgré tout. Johnny Hallyday, jouant son propre rôle, apporte une touche de légèreté plutôt agréable. Et une séquence particulièrement touchante entre Béatrice Dalle et Éric Dupond-Moretti vient rappeler, l’espace d’un instant, ce que Lelouch sait faire lorsqu’il laisse vivre ses personnages.


LES PLUS BELLES ANNÉES D’UNE VIE

Note : 5 sur 5.

2019 – 1h30

Que de larmes…

Voilà le film de Lelouch qui m’a fait verser le plus de larmes… La plus belle histoire d’amour du cinéma, 50 ans plus tard. En faisant totalement abstraction d’Un homme et une femme, 20 ans déjà, le cinéaste fait le choix habile de reprendre cette histoire où elle s’était arrêtée : en 1966.

Jean-Louis, désormais frappé par la maladie d’Alzheimer, réside dans une maison de repos pour les seniors. Anne vient lui rendre visite. Elle passe une main dans ses cheveux, un geste qu’il n’a jamais oublié. À travers des conversations, des fantasmes, des souvenirs, chaque minute, chaque regard, chaque silence soulève une émotion. C’est un film tout en délicatesse, en fragilité, en intensité retenue.

J’avais déjà beaucoup pleuré, à Arcachon, le jour de la sortie du film. Mais aujourd’hui, à présent que Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimée nous ont quitté en 2022 et 2024, je ressens encore plus la nécessité de ce film. Il fallait lui donner cette fin, à Un homme et une femme. Il fallait graver dans le marbre ces deux sublimes icônes, leur offrir un dernier rendez-vous.

Oui, 53 ans ont passé depuis leur première rencontre. Les lignes ont creusé leurs visages. Leurs corps ont vieilli. Mais l’amour, lui, est resté. Il transcende le temps, les souvenirs et la mémoire qui s’efface. Anne et Jean-Louis, malgré tout, n’en demeurent pas moins magnifiques.

Un adieu bouleversant.


LA VERTU DES IMPONDÉRABLES

Note : 3 sur 5.

2020 – 1h28

La Vertu des impondérables est un film à part dans la filmographie de Claude Lelouch. Tourné entièrement à l’iPhone 10, ce projet expérimental a été réalisé en collaboration avec ses 13 élèves de l’Atelier du Cinéma de Beaune. Le résultat ? Un film modeste, imparfait, mais sincère, qui respire la liberté.

L’intrigue se déroule lors de la fête des vendanges à Beaune, un jour de crise où tout semble partir à vau-l’eau. On s’engueule, on se fait voler sa voiture, on pleure… et pour couronner le tout, une voiture explose en plein bal. Dans ce joyeux chaos maîtrisé, Lelouch capte des fragments de vie avec une légèreté assumée.

Le film offre quelques beaux moments, et ce qui en ressort surtout, c’est cette idée centrale : les plus grandes tragédies peuvent parfois conduire à de grandes joies.

La Vertu des impondérables est un film sans prétention, dont les limites techniques renforcent paradoxalement l’authenticité. Il a le mérite de faire sourire, de rappeler que la vie continue malgré tout, et que le bonheur se niche parfois dans l’imprévu.


L’AMOUR C’EST MIEUX QUE LA VIE

Note : 3.5 sur 5.

2022 – 1h55

L’amour c’est mieux que la vie devait être le premier opus d’une trilogie destinée à marquer le point final de la carrière de Claude Lelouch. Ce cinquantième film, n’ayant pas rencontré le succès espéré, le projet a été avorté, laissant planer tous les doutes sur la suite. Était-ce alors un film d’adieu ? Le film s’ouvre sur un feu d’artifice à Paris… Nul doute que Lelouch comptait aussi conclure le dernier chapitre par un feu d’artifice, comme un dernier salut.

Le film met en scène Gérard (Gérard Darmon), Ary (Ary Abittan) et Philippe (Philippe Lellouche), trois amis inséparables depuis leur sortie de prison vingt ans plus tôt. Mais Gérard est gravement malade. Ses amis lui offrent Sandrine (Sandrine Bonnaire), une femme censée lui faire vivre une ultime histoire d’amour.

Traiter l’amour sur fond de maladie est un exercice périlleux, mais Lelouch s’en sort avec des pointes d’humour bien dosées, qui évitent le pathos sans jamais manquer de respect à la gravité du sujet. La tendresse entre les personnages fonctionne, portée par des dialogues parfois légers, parfois profonds, toujours empreints d’humanité.

Le film introduit Jésus et le diable, littéralement incarnés. Gérard croise Jésus sous les traits d’un médecin, au moment de son malaise. Ce dernier lui accorde un sursis, pour qu’il puisse vivre dignement cette dernière histoire d’amour. Une métaphore du hasard, chère à Lelouch, et un clin d’œil spirituel qui alimente aussi l’idée que tout est encore possible… tant qu’on n’a pas croisé le diable.


FINALEMENT

Note : 3.5 sur 5.

2024 – 2h07

Lino vient de tout quitter : sa femme, ses enfants, son travail. Seul, il traverse la France, sa trompette pour unique compagne. Et si, au fil des rencontres et des notes, la musique pouvait finalement panser ses blessures ?

Dès les premières notes de cet ultime long métrage, on se laisse porter par cette balade poétique menée par un Kad Merad bouleversant. On retrouve ici tout le savoir-faire de Lelouch : ces fragments de vie qui se frôlent, ces destins qui se croisent, toujours avec une tendresse discrète et pudique.

À mesure qu’il avance, Lino rencontre des inconnus dont les histoires apportent une certaine chaleur à son errance solitaire. Lelouch capte ces instants avec une belle sensibilité, offrant des moments de grâce au milieu de la mélancolie. Un très beau road movie.


Et voilà… Il est temps pour moi de refermer ce chapitre après cette incroyable traversée, après avoir ri, pleuré, aimé, douté, critiqué mais surtout admiré. Après 13 années, je suis heureux d’avoir enfin pu renouer avec une passion ancienne. Après des jours et des lunes de visionnage, je garde, par dessus tout, ce moment suspendu d’un film qui, classé 41ème, arrive pourtant en fin de liste. Et c’est exactement ce que renvoie l’œuvre de Lelouch : que l’on aime ou que l’on aime pas, il y a toujours, dans chacun de ses films, un moment à part, moment suspendu, qui reste, empreint d’une émotion…

J’intègrerai évidemment à cet article, autant de films que Claude Lelouch décidera de tourner…


Extraits de mémoire soutenu en 2012 à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3
Sous la direction de Mme Geneviève Sellier

En 1966, la sortie d’Un homme et une femme dans les salles de cinéma, lance la carrière internationale de Claude Lelouch. Le film remporte deux Oscars11 ainsi que la Palme d’Or du festival de Cannes en 1967. Un homme et une femme est la rencontre de deux êtres. Anne est script girl, elle habite à Paris et ne se console pas de la mort de son mari. Chaque week-end, elle prend le train jusqu’à Deauville. Sa fille y est en pension. Un jour, elle manque son retour pour Paris, Jean-Louis la raccompagne alors en voiture. Tout comme Anne, Jean-Louis est veuf. Il vit à Paris et retrouve chaque semaine son fils au pensionnat de Deauville. Au fil des voyages Paris-Deauville, ils se découvrent.

Après plusieurs échecs consécutifs, Un homme et une femme est une chance inespérée pour son réalisateur qui voit démarrer sa carrière. En 1960, Lelouch tourne son premier long métrage : Le propre de l’homme. Le cinéaste reconnaît lui-même avoir commis toutes les erreurs possibles dans la confection de son film. Dans son autobiographie, Lelouch évoque la critique acerbe des Cahiers du cinéma à l’occasion de la sortie de son film.

Quatre semaines après la sortie du film qui s’avère être un échec commercial, le père du metteur en scène meurt. Humilié que ce dernier ait également vécu l’échec de son film, Claude Lelouch fonde sa propre société de production, Les Films 13, et tourne une centaine de scopitones pour subvenir à ses besoins. En 1962, le cinéaste tourne L’Amour avec des si, long métrage qui ne paraitra que sur les écrans suédois. Il faut attendre 1964, la sortie d’Une fille et des fusils pour que le metteur en scène connaisse un premier succès modeste.13 En tournant quelques mois plus tard Les grands moments, la suite d’Une fille et des fusils, le cinéaste comprend qu’il fait une erreur, que son film n’a pas besoin d’une suite et que ce deuxième opus ne sortira jamais en salle. C’est pourtant l’expérience de ce nouvel échec qui poussera Claude Lelouch à penser Un homme et une femme.

Claude Lelouch est totalement découragé par ses échecs consécutifs. Il ne comprend pas pourquoi le cinéma ne fonctionne pas avec lui. C’est dans ce contexte hostile que le cinéaste à l’idée du film qui va changer sa vie.

Les choses s’enchaînent alors très vite pour Claude Lelouch qui écrit et tourne très vite le film avec Pierre Uytterhoeven, « un copain ».

La rencontre entre Jean-Louis Trintignant et Claude Lelouch s’est déroulée à l’issue d’une projection d’Une fille et des fusils. Selon le cinéaste, l’acteur lui aurait déclaré : « J’aime beaucoup votre film, si un jour vous avez un rôle pour moi, je suis preneur. »17

En 2004, alors que le cinéaste revient lors d’une interview sur la genèse du film, il déclare : « J’ai tout de suite écrit l’histoire en pensant à Jean-Louis Trintignant. Donc je suis allé voir Jean-Louis Trintignant qui m’a dit spontanément, oui je suis d’accord pour faire le film ».18 C’est alors que le cinéaste suggère à l’acteur, Anouk Aimée pour le rôle féminin. Trintignant connait bien Aimée et demande à Lelouch d’appeler l’actrice. Cette dernière accepte le rôle, sans connaitre le scénario, ni même son personnage. Dans le making-of d’Un homme et une femme, l’actrice déclare : « Je crois, et je l’ai fait, que j’accepterais un rôle sans l’avoir lu, en voyant le metteur en scène. C’est un peu comme ça que ça s’est passé avec Claude Lelouch. Je l’ai rencontré, il m’a parlé de son sujet et j’ai tout de suite aimé. » Le cinéaste ajoutera trente-sept ans plus tard : On a failli ne pas faire le film ensemble. Quand on est arrivés à Deauville pour le tournage, je n’avais toujours pas raconté l’histoire à Anouk Aimée. On a alors parlé des séquences sur le bateau et Anouk m’a dit qu’elle ne monterait jamais sur un bateau. La conversation entre Lelouch et son actrice tourne mal, le cinéaste pense alors à la remplacer. « On s’est presque fâchés, et puis à deux heures du matin, Anouk m’a téléphoné pour me suggérer de faire un essai, elle m’a dit qu’on allait peut-être très bien s’entendre. »

Au moment de tourner Un homme et une femme, Claude Lelouch est encore un amateur, il a déjà réalisé quelques longs métrages, mais n’a jamais tourné avec des stars. Pour avoir Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimée dans les rôles principaux, il décide alors d’investir 100 000 francs.

Avec la réalisation d’Un homme et une femme, Lelouch parvient à s’imposer et à créer un style cinématographique à son image, caractérisé par une multiplicité des plans-séquence, qui, selon le cinéaste, et malgré la difficulté de tourner ces plans, sont une source d’émerveillement20 dès lors qu’ils sont réussis. Lelouch dénonce la facilité du champ/contre-champ, qui est à la portée de n’importe quel « imbécile ». Il y a également dans le cinéma du metteur en scène, une rareté des gros plans, qui suggèrent « l’impossibilité pour le spectateur, de regarder ailleurs ».

Le style Lelouch se caractérise également par une direction d’acteur peu académique, dont les premières bases s’établissent avec Aimée et Trintignant sur le tournage d’Un homme et une femme. Pour la première fois de sa carrière, Lelouch comprend l’importance d’accorder la liberté aux acteurs pour que leur art soit exercé. Comme nous l’avons vu précédemment avec le Paradoxe sur comédien de Diderot, Claude Lelouch va imposer à ses acteurs le jeu d’âme, à savoir le fait de ressentir les émotions que l’on joue. La dernière séquence du film est celle qui illustre le mieux ce jeu d’âme choisi par le cinéaste. Dans cette scène, alors que les deux personnages principaux ont fait le choix de mettre un terme à leur relation, le personnage de Jean-Louis Trintignant attend finalement celui d’Anouk Aimée sur le quai d’une gare parisienne. Le train Deauville-Paris entre en gare, Anne voit Jean-Louis sur le quai et lui saute dans les bras. La mise en scène de cette séquence relève de l’anecdotique et s’avère capitale pour mieux cerner l’espièglerie du cinéaste.

Le fonctionnement de cette scène confortera Lelouch dans l’idée que la spontanéité permet aux acteurs de mieux interpréter leurs personnages. De fait, le cinéaste continuera d’exercer un travail d’improvisation avec ses acteurs tout au long de sa carrière.

Lorsqu’il accepte de tourner Un homme et une femme sous la direction de Claude Lelouch, Jean-Louis Trintignant ignore tout de la façon de travailler du cinéaste. L’acteur est devenu une star internationale grâce à sa liaison avec Brigitte Bardot. C’est en effet en 1956 que les deux acteurs sont révélés au grand écran dans le film de Roger Vadim : Et Dieu… créa la femme. Pour Bardot et Trintignant, il s’agit de la consécration. Ce n’est pas le film qui fait couler beaucoup d’encre dans la presse internationale, mais plutôt la liaison entre l’acteur et Bardot, mariée à Vadim au moment du tournage. Sous les feux des projecteurs, Trintignant va très vite revenir dans l’ombre. Appelé à faire son service militaire, l’acteur se retrouve propulsé au cœur du conflit algérien. Ce n’est qu’en 1959 qu’il peut rentrer en France et reprendre sa carrière, à nouveau grâce à Roger Vadim et à son adaptation des Liaisons dangereuses, aux côtés de Gérard Philippe et Jeanne Moreau.

Mais pour reconquérir un public international, il faudra attendre le tournage du film de Lelouch en 1966. L’acteur et le cinéaste sont en parfait accord durant le tournage d’Un homme et une femme. Selon Trintignant, « Lelouch est ouvert aux acteurs, il fait tout pour jouer sur leur vraie nature, sur leur vrai caractère. »23 Lors du tournage du film, le comédien déclare :

L’acteur voit dans le travail du cinéaste, l’opportunité d’exercer librement son jeu. La direction d’acteur chez Lelouch semble se limiter à des données scénaristiques. Le cinéaste n’a pas d’exigences particulières dans la mesure où la relation de confiance établie avec ses interprètes suffit. L’acteur doit jouer avec les indications vagues du metteur en scène.

Une utilisation technique récurrente dans le film de Claude Lelouch consiste à ne pas rendre audibles les dialogues des protagonistes, au profit des sons environnementaux. Le cinéaste appui l’idée que les images seules se suffisent à elles-mêmes. Dès la séquence de rencontre des personnages, cette mise en scène est utilisée. La nuit est tombée, le personnage de Jean-Louis vient de déposer son fils au pensionnat de Deauville, il discute un instant avec l’intendante et allume le contact de sa voiture dans un ronflement fort et permanent. Alors que le véhicule démarre, l’intendante du pensionnat interpelle Jean-Louis. On aperçoit le personnage d’Anne en arrière-plan, elle avance lentement. Jean-Louis descend de sa voiture et s’avance vers les deux femmes. Le moteur du véhicule ainsi que le tintement des cloches de l’Eglise de Deauville recouvrent complètement le dialogue des trois personnages. Mais si nous n’entendons pas la conversation, nous comprenons que l’intendante propose à Jean-Louis de raccompagner Anne.

Tout au long du récit, c’est dans la voiture de Jean-Louis, pendant les trajets Paris-Deauville que les deux protagonistes vont faire connaissance. Les séquences de dialogue dans le véhicule sont nombreuses. Nous allons voir comment le cinéaste est parvenu, par le biais de cette mise en scène, à mettre ses acteurs en valeur.

Si nous pouvons prétendre que Claude Lelouch valorise ses acteurs tout au long d’Un homme et une femme, c’est parce que le jeu statique de ces derniers en fait des icônes. C’est par l’analyse du jeu des interprètes dans les séquences de voiture que nous allons étudier cette caractéristique. Le film est composé de trois séquences qui se situent dans la voiture de Jean-Louis avec le personnage d’Anne, et d’une séquence durant laquelle Trintignant effectue le trajet Monte-Carlo-Paris seul. Ces quatre séquences présentent certaines similitudes spatiales et temporelles. Chacun des trajets se déroule dans la voiture, sous la pluie, de nuit.

Le premier voyage Deauville-Paris est la rencontre des deux personnages. Alors que l’image représente les mains de Trintignant sur le volant de sa Mustang, les premières notes de la musique de Francis Laï rendent inaudible le moteur du véhicule. Le visage de Jean-Louis Duroc, à présent cadré d’un point de vue subjectif (celui d’Anne), parle à la caméra. Nous n’entendons pas ses paroles, mais devinons le bruit du moteur derrière la musique. Ici, les quelques notes que nous entendons25, ainsi que les regards croisés des protagonistes, symbolisent une première attraction mutuelle.

Dès lors que la musique s’interrompt, le dialogue commence entre les deux personnages. Dans un premier temps, les banalités échangées ainsi que les silences reflètent la distance entre Jean-Louis et Anne. L’échange reste courtois et la gêne perceptible. Trintignant mène la conversation en posant les questions et en interrompant les silences. Concentré sur la route, il regarde rarement sa partenaire. De rares esquisses de sourire se dessinent sur son visage peu expressif. En allumant l’autoradio, Anouk Aimée casse le rythme de la séquence. La musique d’Edith Piaf apparait comme un soulagement pour les deux protagonistes qui échangent alors des regards complices, appuyés par des sourires et des rires de plus en plus marqués. Cette nouvelle complicité introduite entre les personnages, permet à Jean-Louis de relancer une conversation plus intime et indiscrète.

C’est lors de cette conversation que Lelouch choisit d’illustrer via des séquences de flashbacks, le dialogue des deux interprètes. Ainsi, pour épargner au spectateur le sentiment de lassitude de la conversation des personnages, le cinéaste choisit un autre contexte que celui de la voiture pour montrer le passé amoureux des protagonistes. On voit alors à l’écran des scénettes représentant le défunt mari d’ Anne et témoignant de leur passé affectif ainsi que de la carrière professionnelle de cascadeur de ce dernier. Ces images contiennent une certaine puissance dramatique suggérée par une mélodie lente et sinistre alternant instruments à vents et instruments à cordes. Le spectateur ignore encore que le mari d’Anne est mort, mais la séquence suffit à suggérer l’ampleur du drame.

Cette suggestion est renforcée lorsque l’on revient dans la voiture, sur les deux personnages. De lourdes gouttes d’eau s’écrasent sur le pare-brise de la Mustang accentuant la dramatisation du récit, et le balayage permanent des essuies glaces permet de donner une dynamique à l’instant. Cette dynamique permet de ne pas figer les personnages coincés sur leurs sièges et employant un jeu à nouveau statique. Anne parle de sa relation avec son mari. Durant cette partie de la conversation, la caméra se situe à l’extérieur du véhicule, filmant les deux personnages à travers le pare-brise. Ce choix du metteur en scène permet de confiner les protagonistes dans un espace plus intime, propice aux confidences.

Si l’on regarde Anouk Aimée, la passion se dessine sur son visage à l’évocation de son mari. Ses mouvements de tête et de mains témoignent de son engouement. Elle utilise une voix monocorde sans accentuer les tons graves ou aigus, suggérant l’idée qu’elle reste figée dans le songe de la préciosité des instants évoqués. L’utilisation des adjectifs « passionnant », « exclusif » et « entier » pour caractériser son mari, est le reflet d’une passion sans borne pour sa relation. Anouk Aimée plisse les yeux, regarde dans le vide et parait trouver les mots au plus profond de son âme. Toute la sincérité du personnage est montrée par ce jeu des yeux et des mains qui traversent sa chevelure.

Le personnage de Jean-Louis, ignorant tout du drame vécu par la jeune femme, s’amuse de la voir émoustillée à l’évocation de sa relation. Il est toujours très concentré, fixant la route d’un regard vide et inexpressif.

Le deuxième trajet avec les protagonistes, se différencie des deux autres, du fait qu’il n’y a pas de tension dramatique. Nous sommes la semaine qui suit et les deux personnages vont retrouver leurs enfants au pensionnat de Deauville. Les flashbacks utilisés comme fuite de la conversation, sont des flashbacks comiques représentant le personnage de Jean-Louis dans son milieu professionnel qu’il invente de toutes pièces, à savoir celui du proxénétisme. Le dialogue se déroule autour de cette blague du protagoniste masculin et de l’automobile, son vrai métier. Dans un premier temps, on constate qu’il n’y a pas de jeu d’acteur dans cette séquence. En effet, l’automobile de Jean-Louis quitte Paris et dans le cadre, tout semble orchestré pour que les comédiens ne contribuent pas à la dynamique de la scène. Cependant, il y a de nombreux mouvements visibles à l’écran. Tout d’abord, l’instabilité de la caméra reproduit les mouvements du véhicule. Il y a également les essuies glaces qui balaient incessamment la figure des protagonistes et qui donnent un effet de rythme à la scène. Enfin, ce sont les commentaires que l’on entend à la radio, qui permettent de combler le silence entre les deux personnages. A nouveau, les regards de Jean-Louis et Anne se croisent, quelques sourires se dessinent, mais dans un premier temps, le silence est absolu. Ainsi, les deux protagonistes se retrouvent figés dans l’espace du cadre.

A la radio, un journaliste commente « on annonce qu’un homme et une femme sont morts tout à l’heure, à la suite du dérapage de leur puissante voiture. » Cette dépêche, relatant une similitude du contexte dans lequel se trouvent les deux personnages, permet à Jean-Louis de relancer le dialogue sur sa façon de conduire. L’humour et la dérision permettent d’égayer la monotonie du trajet. Trintignant parait plus détendu ce qui se caractérise par une facilité à rire mais également par les mouvements de ses yeux. En effet, alors que nous caractérisions l’acteur par un immobilisme complet, la brisure du silence permet de modifier la perception du jeu de l’acteur. Les yeux de Jean-Louis scrutent chaque détail environnemental, ils ne sont plus figés et inexpressifs face à la route mais curieux et gracieux.

La troisième séquence de trajet en voiture se déroule après que les personnages ont passé un Dimanche à Deauville. Jean-Louis et Anne ont passé la journée avec leurs enfants respectifs. Nous les voyons d’abord au restaurant, ensuite sur un bateau et enfin sur la plage. Dans la séquence du bateau, les deux protagonistes s’attirent mutuellement, leurs mains s’effleurent et leurs regards se fuient. La présence des enfants modère leur relation naissante.

Durant le retour vers Paris, une nouvelle tension dramatique est installée par la gêne des personnages due à cet attrait réciproque. Les protagonistes s’observent et se cherchent à travers des regards furtifs. Claude Lelouch fait parler le langage des gestes pour avancer dans le récit. C’est la main de Jean-Louis qui est épiée par la caméra. D’abord sur le volant de la voiture, la main du protagoniste masculin va progressivement se rapprocher de celle d’Anne. Trintignant utilise le levier de vitesse, seul objet physique entre les personnages, pour la poser sur celle d’Anne.

La dramatisation est introduite par la musique de Francis Laï et par les attitudes des comédiens. Lorsque Jean-Louis prend la main d’Anne, le visage de cette dernière apparait en gros plan. Ses yeux basculent des mains vers le visage de Trintignant. L’actrice n’a aucune réaction visible. Par ce visage figé, elle n’approuve ni ne désapprouve le geste de son partenaire. A nouveau, son regard se dirige vers la main de Jean-Louis, puis longuement dans ses yeux avant de reproduire exactement le même schéma une nouvelle fois. Enfin, elle tourne la tête vers la route. A ce moment du film, Anne n’est pas encore parvenu à établir le deuil de sa relation passée, et elle ignore que Jean-Louis souffre des mêmes maux. Elle laisse l’acteur prendre possession d’elle sans lui retourner son geste. On perçoit un personnage dans l’ignorance et le déni du geste de son partenaire. Elle se laisse faire mais ne laisse rien sous-entendre. Elle ressent une attirance certaine pour Jean-Louis, mais elle est encore dans le doute quant à sa situation maritale. C’est alors qu’elle se retourne vers lui et aborde le sujet: « Vous ne m’avez jamais parlé de votre femme. » Lorsqu’elle prononce ces mots, les yeux d’Aimée se plissent légèrement. Un pli se forme également aux coins des lèvres de l’actrice. Un sentiment d’amertume est perceptible sur son visage. A cet instant, elle croit tendre un piège à Jean-Louis qu’elle soupçonne implicitement de vouloir tromper sa femme.

Il est intéressant de souligner la réaction de Trintignant aux propos de l’actrice. Durant un long moment, l’acteur reste concentré sur la route, il à nouveau ce regard vide sur un visage grave. Il regarde alors l’actrice à deux reprises, et pour la première fois, ces échanges de regards ne sont pas marqués par le sourire de l’acteur. Sa tête suit seulement le mouvement de l’articulation en gardant cette gravité. Tout comme Anne, le spectateur, qui ignore tout de la situation sentimentale de Jean-Louis, le croit piégé. 

Un nouveau flashback permet de mieux comprendre la situation du protagoniste masculin. Victime d’un accident de voiture lors d’un rallye, la situation de Jean-Louis est grave. Impuissante, sa femme se suicide à la suite de l’accident. On comprend alors la gravité du visage de Jean-Louis qui n’est pas seulement due à la détresse de la perte de sa femme, mais le protagoniste est également en proie avec un profond sentiment de culpabilité. Il est effrayé par l’idée de vivre une nouvelle relation passionnelle avec une autre femme.

A l’issue du flashback, nous revenons dans la voiture de Jean-Louis. A nouveau, la caméra se situe à l’extérieur pour laisser leur intimité aux personnages, et la pluie s’écrase sur le pare-brise du véhicule. Lelouch se sert des éléments matériels pour accentuer la dramatisation du récit. La voiture est à l’arrêt en bas de l’immeuble d’Anne, ce qui signifie que Jean-Louis s’est longuement confié pendant le trajet Deauville-Paris. Anouk Aimée apparait, en partie effacée par la pluie, derrière le pare-brise. Ses mains portées au visage et son regard bas nous montrent la situation d’accablement dans laquelle elle se trouve. Trintignant lui caresse les cheveux du bout des doigts. Notons que c’est le personnage masculin en détresse qui console Anne de son récit. Les deux personnages restent longuement figés dans la voiture immobile aussi. Les seuls mouvements perceptibles sont ceux des essuies glaces. Jean-Louis rompt le silence pour permettre à Anne de quitter la voiture.

A présent, nous allons analyser la séquence durant laquelle Jean-Louis effectue seul le trajet Monte-Carlo-Paris. Le personnage masculin vient de terminer le rallye de Monte-Carlo, Anne le regarde à la télévision. Elle décide alors de lui faire parvenir un télégramme:  » Bravo, je vous aime. Anne.  » Après réception du message, Jean-Louis quitte précipitamment la fête de célébration du rallye pour regagner sa voiture et rejoindre Anne à Paris. Le protagoniste file à toute vitesse vers la capitale. La scène est un plan-séquence de 2 minutes et 43 secondes durant laquelle on voit Trintignant. balayé par les essuie-glaces, au volant de son véhicule. Pour ajouter du rythme, le metteur en scène alterne les zooms et dezooms de caméra26 sur le visage du comédien. L’acteur effectue un jeu basé sur une réflexion que nous entendons en voix-off. En pleine nuit, le personnage réfléchit à sa façon d’aborder la jeune femme à son retour sur Paris. Doit-il lui envoyer un télégramme plutôt que d’arriver à l’improviste ? Doit-il réveiller la concierge qui ne le laissera pas rentrer à cette heure-ci de la nuit ? Que doit-il dire à Anne lorsqu’il se retrouvera en face d’elle? Autant d’interrogations qui soulignent la peur du protagoniste de manquer de délicatesse mais qui lui permettent également de rester éveillé durant le trajet. Des marques de fatigue sont présentes sur le visage de l’acteur, et ce sont principalement ses yeux entrouverts qui nous font ressentir cette caractéristique.

La direction d’acteur n’existe pas dans cette séquence puisque le jeu de Trintignant est statique. L’acteur ne joue pas. Il est en proie à ses pensées et se laisse bercer par le rythme régulier de son véhicule, que l’on pourrait presque personnifier dans la mesure où c’est cette voiture et ses éléments matériels qui donnent la cadence de la scène. L’acteur quant à lui, est figé. Ici, le procédé utilisé par Claude Lelouch, permet de renvoyer Jean-Louis Trintignant à un rang d’icône. L’acteur n’incarne pas son personnage de façon figurative, mais il est filmé tel qu’il est.

A présent, nous allons voir ce qui transparait de la direction d’acteur du cinéaste dans la séquence de fin qui se déroule sur le quai de la gare Saint-Lazare. Comme nous l’avons vu précédemment, cette séquence nous intéresse de par son aspect anecdotique. Anouk Aimée, dans le train Deauville-Paris, ignore la présence de Jean-Louis Trintignant sur le quai. Elle est montée dans un train aux côtés de passagers lambda qui serviront malgré eux la figuration de cette séquence. On peut d’ores et déjà relever une certaine prise de risques de la part du cinéaste qui ne pouvait pas se permettre de rater la scène des retrouvailles. L’ignorance et la surprise de l’actrice auraient en effet pu jouer contre la mise en scène, de même que les passagers auraient pu avoir des réactions inappropriées à la vue de la caméra sur le quai.

Lorsqu’il arrive sur le quai, Trintignant fume une cigarette en attendant l’arrivée du train dont on perçoit les lumières. L’acteur s’avance alors à pas lents vers le véhicule arrêté. Les nombreux passagers descendent. Presque tous lancent un regard vers la caméra de Lelouch. La prise de son directe n’est pas retransmise au profit de la musique de Francis Laï. Deux passagers sur la gauche de l’écran tentent de s’immiscer dans le cadre que Lelouch doit resserrer autour de Trintignant. Nous percevons alors Anouk Aimée qui s’avance vers la caméra. Elle scrute le sol et n’a donc pas vu la présence de Trintignant. C’est lorsque la caméra effectue sa mise au point sur l’actrice que cette dernière lève les yeux et voit son partenaire masculin. L’élan de la jeune femme est stoppé net par la vision de l’acteur. Elle le dévisage un instant ne sachant que faire. Immobile, ses yeux interrogateurs cherchent une réponse dans ceux de Trintignant. A cet instant précis, l’actrice parait stupéfaite. Elle est prise au piège et reste figée sans adopter aucune réaction. L’acteur fait un pas vers elle, et instantanément, son visage passe de la stupéfaction à la réjouissance. Sourire aux lèvres, sourcils relevés, l’actrice saute dans les bras de son partenaire et l’étreint longuement. Au moment de l’étreinte, pour éviter les regards caméra des passagers et pour confiner les deux protagonistes dans un espace intime, le cinéaste fait le choix de tourner autour du couple avec sa caméra. De fait, leur espace devient privé et les figurants ne sont plus des nuisibles.

On note donc bien à l’écran, la spontanéité d’Anouk Aimée dans ses expressions de visage et son manque de réactivité qui engendre l’immobilité. Elle parait réellement accablée. Au sujet de cette scène, le cinéaste déclarera des années plus tard:

Dans son ouvrage consacré aux jeunes acteurs français des années 60, Alain Brassart, maître de conférences en études cinématographiques à l’Université de Lille III, souligne avec justesse que « Dans le film de Lelouch, Trintignant interprète un pilote automobile dont la personnalité marie harmonieusement qualités viriles et féminines. »28

Comme nous avons pu le constater précédemment, les séquences dans la voiture de Jean-Louis sont nombreuses. C’est la voiture qui caractérise la virilité de Jean-Louis. D’une part, le fait que le personnage soit un pilote automobile connote sa bravoure et sa sportivité, d’autre part, le fait qu’il soit en permanence au volant durant les allers retours entre Paris et Deauville implique une dominance vis-à-vis du personnage d’Anne qui devient dépendante du véhicule. Le flashback du deuxième trajet où l’on voit Trintignant en proxénète soutirer de l’argent à des prostituées, vient appuyer la domination masculine du personnage, même s’il ne s’agit là que d’un jeu comique. L’automobile occupe une place capitale dans le récit. Lelouch y consacre de nombreuses séquences sans faire de même pour la profession du personnage féminin qui est script-girl. Ainsi Lelouch met en avant les prouesses masculines de l’acteur en l’engageant dans le rallye de Monte-Carlo. Mais le mari défunt d’Anne est aussi mis en avant par le cinéaste. Le personnage est un cascadeur pour le cinéma, et l’exercice de sa profession établi dans les séquences de flashbacks, ne fait aucun doute quant à sa virilité. Même si Anouk Aimée est montrée dans le film comme une femme moderne et indépendante, son activité professionnelle est nettement moins mise en évidence par la mise en scène. La femme est dévalorisée dans sa fonction puisqu’elle est montrée inférieure, dans la mesure où elle ne semble pas prendre de décisions lors des tournages des films sur lesquels elle travaille. Elle est également montrée inactive en ce sens où elle est toujours figurée rêveuse, plongée dans ses pensées. Lorsque Anne demande à Jean-Louis de lui parler de son métier de pilote, celui-ci ne sait comment répondre et explique à la jeune femme qu’il s’agit d’un métier technique qui ennuie les femmes.

Lelouch confirme ici les stéréotypes de la domination entre l’homme et la femme sur le plan professionnel. Cependant, sur le plan sentimental, le cinéaste parvient à inverser cette tendance en créant des personnages d’une grande modernité. Si c’est par sa profession que s’établit la virilité de Jean-Louis Trintignant dans Un homme et une femme, il existe chez le personnage, une part de féminité non dissimulée. En effet, ce sont la douceur, la dextérité et le manque d’assurance du personnage masculin qui sont à l’origine de cette féminité. Ainsi, sur le plan sentimental, Jean-Louis n’est pas un personnage très courageux. Il est le personnage qui n’ose pas, et si son attirance pour Anne n’est pas dissimulée, il fait le choix d’une attitude réservée et douce. Sur le bateau, alors que les personnages passent un Dimanche à Deauville avec leurs enfants, Lelouch filme les mains de Jean-Louis et Anne qui cherchent le contact. Les deux personnages se servent de la froideur du vent et des enfants entre eux pour se rapprocher. Anouk Aimée ne fuit pas les avances tentées par Jean-Louis Trintignant, elle les approuve, mais le manque d’assurance du protagoniste masculin ne lui permet pas d’être suffisamment offensif pour engager un contact. Ce dernier préfère se rétracter. 

A l’inverse, sur le plan sentimental, c’est Anouk Aimée qui est montrée avec plus de force et de bravoure. En effet, lorsqu’elle envoie à Jean-Louis un télégramme pour lui révéler ses sentiments amoureux, le personnage féminin fait preuve de courage. L’effet de surprise du message force le respect de Jean-Louis : « C’est beau d’envoyer un télégramme comme ça, il faut avoir du culot. C’est vrai, c’est extraordinaire qu’une femme belle vous envoie un télégramme comme ça, c’est merveilleux. Moi jamais j’aurais fait un truc comme ça. C’est formidable de la part d’une femme, c’est formidable, quel courage ! » La remise en question du personnage masculin démontre une logique acquise selon laquelle, dans une certaine normalité des évènements, ce serait à l’homme d’agir comme le personnage d’Anouk Aimée l’a fait. Jean-Louis se définit comme « lâche et dégueulasse » de n’avoir pas pu déclarer ses sentiments avant qu’Anne ne le fasse.

Un autre aspect permettant d’opposer la virilité à la féminité de Jean-Louis Trintignant est le fait qu’il soit le seul parent de son enfant. La féminité du personnage tient évidemment du fait qu’il assure seul la maternité ainsi que la paternité de l’enfant. Cependant, la masculinité est confirmée par le fait que son fils est dans un pensionnat et qu’il n’assure pas son éducation au quotidien. Lorsque l’intendante du pensionnat dit à Jean-Louis que son fils est paresseux, ce dernier rétorque : « Il y a deux ans que je vous l’ai confié, il y a deux ans que vous vous en occupez merveilleusement et je suis certain que vous pouvez faire encore beaucoup mieux. » Avec cette réplique, prononcée sur un ton humoristique, Jean-Louis montre également que sa façon d’éduquer son fils n’est pas complètement assumée dans la mesure où il reconnait que c’est le personnel du pensionnat qui est en charge de cette fonction. Le personnage masculin retourne donc la situation à son avantage en renvoyant la responsabilité de la paresse de son fils à l’intendante du pensionnat.

Avec l’acteur Lino Ventura, le cinéaste se félicite d’avoir réussi à faire de sorte que l’acteur dépasse ses limites lors du tournage de La Bonne année en 1973. À sa sortie de prison, Simon, un braqueur élégant, se remémore le casse de sa vie : le cambriolage d’une grande bijouterie à Cannes.

Un an avant La Bonne année, Lelouch et Ventura avait déjà travaillé ensemble sur le tournage de L’aventure c’est l’aventure. Fort du succès du film, Ventura s’est montré disposé, l’année suivante, à accorder une confiance privilégiée au metteur en scène. Jusqu’à sa rencontre avec Lelouch, Ventura avait toujours refusé d’être représenté à l’écran échangeant un baiser avec une femme ou bien apparaissant dans le même lit. L’acteur, pudique, fait de ce refus une règle stricte.

Dans leur analyse de l’acteur, les auteurs Gilles Durieux et Raphaël Sorin30 relèvent la performance inédite de l’acteur :

Dans la séquence, on constate une aisance naturelle de l’acteur. Ce dernier est torse-nu, la partie basse de son corps recouverte par le drap. Françoise Fabian porte une chemise de nuit entrouverte de sorte que le tissu recouvre sa poitrine. Les deux acteurs sont allongés dans le lit, suffisamment éloignés pour qu’il n’y ait pas de contact corporel. Un instant, l’actrice caresse la chevelure de Ventura du bout des doigts, l’acteur esquive et reprend la conversation sur son retour à Paris qui le tracasse. L’acteur esquive-t-il l’actrice pour reprendre le cours du récit, ou bien est-il gêné par son geste? Cette dernière hypothèse nous parait la plus probable. En effet, alors qu’un sourire attentionné est perceptible sur son visage, une certaine crispation se fait ressentir dès lors que les doigts de l’actrice touchent sa chevelure. C’est le sourire de l’acteur qui se crispe. Alors que ses lèvres sont figées, représentant la même esquisse du sourire, ce sont ses yeux qui se ternissent brusquement. Le regard porté à l’actrice n’est plus le même. Ventura tourne alors la tête en direction de son torse pour éviter que le contact ne dure plus longtemps. Fabian retire sa main. Cependant, à la fin de la séquence, c’est Ventura qui va porter sa main au visage de l’actrice. Cet instant est intéressant du point de vue de la mise en scène, du fait que durant toute la séquence, les acteurs sont ensemble dans le champ de la caméra. Lorsque Ventura approche sa main du visage de Fabian, Lelouch effectue un travelling avant sur l’actrice dont le visage apparait alors en gros plan. A aucun instant, si l’on décortique le geste de Ventura, on identifie l’acteur avec sa main sur le visage de sa partenaire.

Avant La Bonne année, Lelouch avait réalisé une grande farce, L’aventure c’est l’aventure, film dans lequel le cinéaste avait fait le choix d’acteurs à contre-emploi, tel que le chanteur Jacques Brel, et des comédiens peu habitués à l’enchaînement de gags: Charles Gérard, Charles Denner et Ventura. Il s’agit là d’une des spécificités du cinéaste, d’asseoir des acteurs dans des personnages qu’ils n’ont pas pour habitude d’interpréter. Outre Jacques Brel, le metteur en scène a souvent offert à des chanteurs de variété, des rôles au cinéma. Ce risque émane à la fois d’une envie musicale de faire chanter ses acteurs, mais également d’une volonté de dévoiler des personnes déjà connues du grand public dans un mode différent de carrière. En 2010 par exemple, Lelouch est le premier réalisateur à offrir un rôle au chanteur Raphaël dans Ces amours-là, aux côté de la chanteuse Liane Foly et du musicien Laurent Couson.

édit : On remarquera également la présence de la chanteuse Barbara Pravi ( représentante de la France au Concours Eurovision 2021 ), à l’affiche de Finalement.

Si certaines actrices, comme Patricia Kaas, tiennent à mettre en évidence la difficulté de tourner face à la caméra de Claude Lelouch, d’autres, comme Michèle Morgan, s’extasient, au contraire, de la facilité et de la liberté d’être dirigées par le metteur en scène.

En 1975, le cinéaste fait appel à Michèle Morgan pour jouer le rôle de Madame Richard dans Le Chat et la souris. L’actrice n’est pas apparue au cinéma depuis 1967.32 Depuis des années, elle est prise dans un engrenage. Enfermée dans un moule, on ne lui propose que des rôles de femmes-victimes, pleurnichardes aux destins malheureux. « Aucun réalisateur n’a osé s’écarter du modèle dans lequel j’avais été moulée de 16 à 40 ans. »33 Grace au film de Lelouch, qui lui offrira le dernier rôle de sa carrière,34 l’actrice retrouve une certaine dignité face à sa carrière qui ne fonctionne plus.

Dans le film de Lelouch, l’actrice incarne la femme d’un riche industriel qui décède brusquement dans sa villa de la région parisienne. L’inspecteur Le Chat, interprété par Serge Reggiani, est en charge de l’enquête. Très vite, des indices le mettent sur la piste du personnage de Michèle Morgan. Une séquence présente les deux protagonistes attablés dans un restaurant. Au moment du dessert, lorsque Michèle Morgan mange son gâteau, elle trouve un clou dans la pâtisserie.

Lorsqu’elle porte la fourchette à sa bouche, Morgan ouvre grand les yeux. L’actrice est en train de gémir. Le clou dans la bouche la surprend réellement. En enlevant l’intrus, elle commence à rire, elle est en train de comprendre la mise en scène du cinéaste. Elle reprend alors son jeu et se plaint de la douleur. Aucun témoignage ne nous permet alors de savoir si l’actrice s’est blessée ou non. Cependant, elle opte pour le jeu de la souffrance. Elle pose la main sur sa joue : « Hum mais ça fait mal, j’aurais pu me casser une dent là-dessus. » Alors qu’elle tend l’objet à Reggiani, ce dernier s’indigne, demande le maître d’hôtel puis le patron. « Tout de même! Un clou dans un trois étoiles ! » L’actrice laisse faire. Elle ne prend pas part à l’indignation et continue de se plaindre. C’est alors qu’elle est prise d’un fou-rire qui l’oblige à plonger sa tête entre les mains. Reggiani lui tape le coude: « ne riez pas, c’est sérieux, il commence à rire à son tour mais se retient: soyez sérieuse. »

Michèle Morgan ne contrôle plus rien, elle est entraînée par son fou-rire, l’acteur la supplie d’arrêter, elle répond : « Mais je ne peux pas! Vous me faites faire des trucs… » Ici, ce n’est pas au personnage masculin qu’elle s’adresse, mais bien à l’acteur et à l’équipe de tournage qui connait la supercherie du cinéaste. L’actrice a compris qu’elle a été piégée, elle est incapable de jouer sa scène. Cependant le contre jeu qui est représenté ici dans le fou-rire de la comédienne, fonctionne très bien dans le récit de la séquence. Il est très difficile de simuler le rire face à la caméra. Tous les fous-rires ne fonctionnent pas automatiquement au cinéma, cependant, il n’y a pas de doute quant à celui de Michèle Morgan qui s’avère communicatif. La scène est drôle parce que le rire de l’actrice n’est pas simulé.

Le choix de Catherine Deneuve pour incarner, à deux reprises, une femme marquée par un viol dans les films Si c’était à refaire (1976) et À nous deux (1979), en dit long sur la manière dont Claude Lelouch perçoit l’actrice et oriente son jeu. Deneuve, le plus souvent considérée comme une icône inaccessible, a bâti sa carrière en interprétant des rôles qui renvoient à un modèle de mystère et de beauté (Belle de jour, Les Parapluies de Cherbourg). Lelouch, quand il lui propose des rôles de femmes brisées par le viol et la domination masculine, semble vouloir aller plus loin que cette image pour nous dévoiler une certaine vulnérabilité plus réelle, plus humaine.

Dans Si c’était à refaire, Deneuve joue une femme qui, après avoir été violée, écope d’une peine de prison pour le meurtre de son agresseur. En nous dévoilant sa quête de reconstruction et de rédemption, le cinéaste nous montre un personnage qui cherche à repartir de zéro en faisant table rase de son passé. Lelouch filme son parcours avec empathie, cherchant à dévoiler ses fêlures plutôt qu’à magnifier son élégance naturelle.

Trois ans plus tard, dans À nous deux, Lelouch lui confie un rôle différent mais où la blessure reste présente. Françoise, encore traumatisée par une agression passée, se retrouve en cavale aux côtés de Simon, incarné par Jacques Dutronc. Lelouch filme leur relation naissante comme une échappatoire, où la vulnérabilité de Deneuve devient un moteur de la narration. En mettant en scène un personnage qui refuse de se laisser briser malgré l’adversité, Lelouch cherche peut-être à la montrer sous un jour nouveau : celui d’une femme résiliente plutôt que d’une victime.

Claude Lelouch donne à Catherine Deneuve des rôles qui montrent une autre image de l’actrice. En lui donnant des rôles de femmes brisées, il joue sur l’opposition entre l’icône froide de la star qu’elle est et une réalité plus humaine, plus vulnérable. Lelouch semble vouloir aller au-delà de cette apparence glacée et distante pour nous révéler une sensibilité nettement plus profonde. Il montre une femme qui se bat contre ses blessures et ses échecs, et qui tente néanmoins de se reconstruire. Ces rôles compliqués permettent à Deneuve de dévoiler une part d’elle-même rarement vue à l’écran.

Lelouch la filme comme une femme qui, malgré ses traumatismes, avance avec force et détermination.

En traitant ces thèmes de fuite, de résilience et de renaissance, Lelouch apporte un autre regard sur son actrice. Il ne montre plus seulement une icône, mais une femme en lutte contre elle-même, capable de renaître de ses souffrances.

En 1988, Claude Lelouch tourne l’un des plus gros succès de sa carrière: Itinéraire d’un enfant gâté, avec Jean-Paul Belmondo et Richard Anconina. Le film raconte l’histoire de Sam Lion, enfant élevé au milieu d’un cirque ambulant, devenu un richissime chef d’entreprise. Après avoir fêté ses cinquante ans, ses responsabilités et son fils Jean-Philippe le fatiguent, il décide alors de partir seul en mer et de simuler son propre naufrage. Sam Lion s’enfuit vers l’Afrique alors que ses proches le croient mort. Quelques temps plus tard, Albert Duvivier, ancien employé de Sam Lion, reconnaît son patron alors qu’ils séjournent dans le même hôtel. La rencontre des deux personnages va redonner à Sam Lion le sens valeurs familiales. Il décide alors d’utiliser Albert Duvivier afin de retrouver sa famille et de relancer son entreprise mal gérée par son fils.

Après plusieurs échecs commerciaux consécutifs, Itinéraire d’un enfant gâté permet à Claude Lelouch et à Jean-Paul Belmondo de retrouver le succès. Le personnage de Sam Lion est considéré comme le rôle le plus important de Belmondo puisqu’il a permis à l’interprète d’exceller dans un nouveau registre de personnage, à savoir plus intellectuel et psychologique, et de remporter le César du meilleur acteur en 1989.

Selon le cinéaste, le film serait né d’un profond sentiment de lassitude professionnelle et sociale : « J’avais le désir de me mettre en vacances de ce que j’aimais le plus au monde, ma femme, les enfants, le cinéma, les copains, le business, Paris… J’ai pensé disparaître. »37 Les propos du cinéaste nous évoquent le personnage de Sam Lion dans le film, et nous suggèrent également une implication d’autant plus forte, que l’idée du film serait en partie autobiographique. Lelouch décide alors d’écrire un scénario s’inspirant de sa propre volonté de disparaitre. « J’avais en tête un sujet de film formidable. » Lorsqu’il rencontre Belmondo, Lelouch lui soumet son nouveau scénario. L’acteur est sur le déclin. Ses derniers films n’ayant pas eu le succès escompté38, le comédien accepte donc le rôle proposé par Claude Lelouch. Les deux hommes de cinéma avaient déjà tourné ensemble Un homme qui me plaît, en 1969. Leur complicité déjà établie, facilitera leurs rapports sur le tournage d’Itinéraire d’un enfant gâté.

Richard Anconina donne la réplique à Jean-Paul Belmondo. Claude Lelouch se sert alors des deux interprètes pour mettre en application ses méthodes de directeur d’acteur. Car, en terme de direction et de jeu d’acteur, Itinéraire d’un enfant gâté se trouve être, selon le cinéaste, un « véritable festival d’improvisations et d’imprévus miraculeux. »

Lors du tournage du film, des journalistes du mensuel Studio, fondé par Marc Esposito, sont allés faire un reportage. Dans son article, Jean-Pierre Lavoignat témoigne de l’importante quantité de scènes imprévues dans le film de Lelouch, et notamment une scène qui stupéfia à la fois les journalistes et l’équipe technique : « Un jour, il doit retourner une scène avec une lionne au pied du camion de Belmondo, il a soudain une intuition et, il demande à Belmondo de descendre de son camion et de marcher à côté de la lionne. Les deux s’en vont alors, l’un derrière l’autre, pendant de longues minutes au milieu des herbes folles. » Le journaliste précise que cette séquence dans la savane s’est déroulée à la stupéfaction des personnes responsables des animaux. La prise de risque était donc relativement importante du fait de la proximité entre l’acteur et le félin. Il a fallu à Belmondo une part de courage pour accepter de tourner la séquence. Cette anecdote montre surtout une grande confiance accordée à Claude Lelouch par son interprète.

Le tournage d’Itinéraire d’un enfant gâté s’est déroulé dans des lieux exotiques, la savane africaine, les chutes du lac Victoria, mais la scène du film ayant le plus marqué la mémoire collective, est celle d’un dialogue entre Belmondo et Anconina, qui a été tournée dans une chambre de bonne, loin des paysages somptueux qui défilent tout au long du film. Le personnage de Sam Lion apprend le monde des affaires au personnage interprété par Richard Anconina, et lui apprend à dire « bonjour » et à n’avoir jamais l’air étonné.

Claude Lelouch explique ici qu’il a coupé ses interventions au montage. En effet, il soufflait lui-même les dialogues à Jean-Paul Belmondo, mais les réactions d’Anconina était dues aux propos du cinéaste, l’objectif étant de déstabiliser l’interprète de façon à ce que son jeu soit plus sincère du fait de la surprise non simulée. Le cinéaste ne souhaite pas voir le comédien jouer le rôle qu’il interprète, il cherche plutôt, à travers la narration improvisée, des réactions spontanées de la part de l’individu. Ainsi, selon le cinéaste, ce n’est pas le personnage d’Albert Duvivier que l’on voit réagir tout au long de la séquence, mais bien l’acteur Richard Anconina. C’est en cela que Claude Lelouch pense sa direction d’acteur efficace, puisqu’elle renforce le réalisme des personnages, à travers un jeu invisible à l’écran entre lui et ses interprètes.

Pour que la scène soit crédible, il faut cependant que les acteurs soient proches de leurs personnages, proches à tel point, qu’ils auraient pu être, en d’autres circonstances, les protagonistes qu’ils interprètent. Lelouch a très vite pensé à Jean-Paul Belmondo pour le rôle de Sam Lion. L’acteur allait parfaitement avec le personnage. A ses débuts, l’interprète alternait les rôles de films « art et essai », comme en 1960 avec A bout de souffle de Jean-Luc Godard, avec des rôles plus populaires, et c’est vers cette seconde catégorie que la carrière de l’acteur s’est dirigée, avec des films tels que Le Magnifique de Philippe de Broca (1973), Le Professionnel de Georges Lautner (1981), ou encore L’As des as de Gérard Oury (1982). Ces rôles de films populaires, sont des rôles de composition, permettant à l’interprète de se glisser dans la peau de héros virils et courageux. En 1987, Le solitaire de Jacques Deray, dans lequel Belmondo interprète le rôle d’un superflic, est un échec commercial. L’acteur considère que Le Solitaire était le polar de trop : « J’en avais marre et le public aussi. »42 Il s’agit là du dernier film d’action, dans lequel Belmondo effectuera lui-même ses cascades. Quelques mois plus tard, un accident l’empêchera de continuer à interpréter ces rôles dont il se dit lassé.

Avec Claude Lelouch, Belmondo se forge une nouvelle identité à travers le personnage de Sam Lion.

Un peu plus loin dans son ouvrage, Philippe Durant constate que Lelouch présente ses acteurs dans des costumes qui n’étaient pas ceux que le public avait l’habitude de les voir porter. Pour comprendre comment Lelouch parvient à harmoniser ses acteurs avec les personnages qu’ils interprètent, le cinéaste explique qu’il ne cherche pas quels acteurs correspondraient le mieux aux personnages qu’il a créés, mais il écrit plutôt ses personnages avec l’idée de l’acteur qui jouera le rôle, avant même la création du protagoniste qu’il interprétera. De cette façon, le cinéaste s’assure que l’interprète sera suffisamment lié à son personnage pour que les émotions ne soient non pas jouées, mais bien réelles. De fait, Lelouch n’écrit pas ses personnages en fonction de ceux habituellement joués par ses acteurs, mais il crée plutôt des protagonistes se rapprochant de la personnalité des interprètes choisis. Il va de soi, que cette conception de l’acteur ne s’applique pas à la totalité des films de Claude Lelouch, et que seuls les premiers rôles sont créés sur mesure.

Lors du tournage d’Itinéraire d’un enfant gâté, Antoine Galey réalise un making-of d’une quinzaine de minutes. Ce making-of accompagne le film dans les bonus des différentes éditions en DVD et Blu-ray du film. On y voit des interviews des acteurs et des différents personnages, des extraits du film et divers instants de tournage, qui nous permettent d’en apprendre un peu plus la direction d’acteur de Claude Lelouch, d’un point de vue moins théorique.

Un plan-séquence nous permet de constater une certaine inexactitude concernant la direction d’acteur telle que Claude Lelouch la théorise. En effet, dans divers ouvrages, le cinéaste raconte qu’il ne fait jamais apprendre les dialogues à ses acteurs, mais qu’il leur souffle en même temps qu’il effectue la prise, ce qui leur permet de demeurer en permanence dans la surprise et de rendre plus crédible leur réaction immédiate. En effet, lorsque le 19 septembre 2010, Claude Lelouch est l’invité de Michel Drucker sur le plateau de Vivement Dimanche sur France 2, Mathilde Seigner s’exclame : « J’adore tourner avec Claude, je peux me coucher tôt le soir car je n’ai pas de dialogue à apprendre, c’est lui qui nous les souffle pendant le tournage. » En 2004, sur le tournage des Parisiens, Lelouch va même jusqu’à créer une mise en abime, dans laquelle il interprète lui-même un réalisateur filmant un dialogue entre deux personnages interprétés par Massimo Ranieri et Maïwenn Le Besco. La séquence montre le cinéaste en train de donner des indications aux acteurs alors même qu’il est en train de tourner. A aucun moment il ne coupe la caméra, conservant donc sa propre voix. Il dit à l’acteur son texte, l’acteur répète, puis il fait de même avec l’actrice. Si une réaction n’est pas appropriée, il ne coupe pas la caméra mais demande à l’acteur de recommencer à partir de sa dernière réplique. Si l’on en croit cette séquence, Claude Lelouch ne donne donc aux acteurs les indications de leur interprétation qu’au dernier moment.

Or, dans le making-of d’Itinéraire d’un enfant gâté, on assiste au tournage d’une scène au sein de laquelle, une fois que le cinéaste a crié action, Belmondo et Anconina prononcent chacun leurs répliques jusqu’à la fin du dialogue et du coupez de Lelouch. A aucun moment, le cinéaste n’intervient durant la scène. Les acteurs sont livrés à eux-mêmes, texte en tête, ils récitent. De cette direction d’acteur telle que nous pouvons l’observer durant la scène, nous ne savons rien. Il y a pourtant, de toute évidence, eu un travail en amont, un travail de préparation de cette séquence. Les acteurs connaissent leurs textes et les réactions à avoir. Cependant, il n’existe pas de récit de Claude Lelouch, ou bien de ses acteurs, parmi ceux que nous avons pu parcourir, qui relate un travail préparatoire du cinéaste et de ses interprètes, avant le tournage d’une scène. La direction d’acteur du cinéaste n’est donc pas limitée aux improvisations. Il semble en effet que Lelouch utilise des moyens de mise en scène plus académiques.

Dans le making-of, Richard Anconina nous dévoile un Claude Lelouch « joueur et flambeur. » Il fait une métaphore de la pratique du cinéaste en la comparant à un jeu de cartes. Selon l’interprète, si un acteur veut jouer dans un film du réalisateur, il faut qu’il sache tricher, qu’il se serve non seulement des atouts donnés par Claude Lelouch, mais qu’il sache sortir des cartes que le cinéaste n’attendait pas : 

Belmondo, quant à lui, confirme les théories de Lelouch :

De la perception de la direction d’acteur du point de vue de Belmondo, nos recherches ne nous ont pas permis de trouver une documentation suffisamment étayée. Ce témoignage sur le tournage d’Itinéraire d’un enfant gâté est l’un des seuls existants. Il confirme cependant la perception que donne le cinéaste de son propre travail.

A présent que nos recherches nous ont permis d’établir une théorie de la direction d’acteur dans Itinéraire d’un enfant gâté, à travers les témoignages du cinéaste et de ses interprètes, nous allons voir dans l’analyse du jeu des acteurs, et plus précisément celle de Jean-Paul Belmondo, comment cette direction d’acteur apparait à l’écran. Nous allons tenter d’observer ce qui change par rapport à une direction d’acteur que nous dirons plus académique. Pour ce faire, nous allons analyser plusieurs scènes du film, et plus particulièrement, les scènes citées précédemment qui nous ont permis d’établir cette théorie de la mise en scène selon Claude Lelouch.

La première séquence que nous allons analyser est celle des « bonjour ». Dans une chambre d’hôtel vétuste, le personnage interprété par Jean-Paul Belmondo, apprend au personnage interprété par Richard Anconina à dire « bonjour » et à n’avoir jamais l’air étonné. Les deux protagonistes sont rentrés en France et séjournent à Paris. Sam Lion, le personnage de Belmondo, que tous croient mort, souhaite refaire démarrer son entreprise. Pour cela, il utilise Albert Duvivier, joué par Anconina. Ce dernier est censé intégrer la société de Sam Lion afin de devenir conseiller de la direction assurée par le fils de Sam Lion. Pour ce faire, il doit lui apprendre à se comporter dans le milieu des affaires de façon convaincante. La séquence est un champ contre champ montrant, d’une part Sam Lion donnant des conseils, d’autre part, Duvivier tentant de les appliquer. Cette scène a marqué, de par son aspect comique, et la performance des deux acteurs. Selon le cinéaste, la scène ne figurait pas dans le scénario, elle est donc un exercice d’improvisation. Le cinéaste donne aux acteurs l’idée générale de la scène, et leur souffle le dialogue pendant la prise.

Le jeu de Jean-Paul Belmondo est statique. Pour dire « bonjour » sans être étonné, il faut simplement ne pas avoir de réaction physique. Ainsi, durant toute la séquence, les traits du visage de Belmondo ne laissent rien filtrer de ses émotions, à l’inverse de ceux de Richard Anconina qui sont sans cesse dans l’excès. En somme, on peut prétendre que le personnage de Sam Lion apprend au personnage d’Albert Duvivier, le jeu d’acteur, l’objectif étant de jouer des émotions pour infiltrer la direction de son entreprise. Lion montre l’exemple, Duvivier tente de reproduire. La maladresse de ce dernier force le rire du spectateur. En effet, durant toute la séquence, c’est avec un regard de chien battu que Richard Anconina suit la leçon de Belmondo. Lorsqu’il fait l’étonné, il est très difficile de voir si l’acteur est dans la peau de son personnage ou non tant ses réactions paraissent spontanées. Selon le cinéaste, Richard Anconina était réellement surpris à chaque fois qu’il l’entendait souffler les textes à Jean-Paul Belmondo. Ainsi, la surprise sur le visage d’Anconina parait vraiment spontanée, et contribue à renforcer la crédibilité de la séquence. De plus, le personnage qu’il interprète, a peur de Sam Lion. Duvivier rentre dans un schéma de soumission de par la crainte qu’il ressent envers le personnage de Belmondo.

Belmondo quant à lui, force l’admiration avec l’utilisation de son jeu statique. Il a le regard vide et n’hésite pas sur sa ligne de texte. Un véritable rapport de force s’établit entre les deux interprètes. Sam Lion domine entièrement le dialogue et ridiculise Albert Duvivier. Ce rapport de force est intéressant dans la mesure où les deux protagonistes ont inversé leurs rôles, à savoir que c’est Duvivier qui va prendre la place de Lion à tête de son entreprise. La scène marque donc une transition, puisque si les personnages doivent s’adapter à leur nouveau statut, celui interprété par Anconina, est encore dans l’apprentissage de cette nouvelle fonction, et l’on sait dès lors qu’avec l’enseignement de Sam Lion, que sa mission sera un succès. Ici, Claude Lelouch hiérarchise ses personnages et impose Belmondo comme la figure majeure incontestable de la scène. C’est cette hiérarchie qui explique l’immobilité de l’interprète. De cette façon, il apparait sûr de lui.

Le cadrage ne confirme pas cette théorie. En effet, pour qu’un personnage apparaisse en position de domination, il doit être filmé en contre-plongée, tandis qu’un personnage dominé doit être filmé en plongée. Ici, la caméra n’emploie ni l’un, ni l’autre des deux procédés sur les personnages de Sam Lion et Albert Duvivier. Techniquement, les protagonistes sont sur un plan d’égalité. II existe pourtant une position de domination évidente et incontestable du personnage joué par Belmondo, mais elle n’apparait pas techniquement par le biais de l’utilisation de la caméra ou autres procédés techniques. La scène fonctionne sans l’utilisation d’artifices liés à la position de la caméra ou au montage, ce rapport de force parvient à s’établir avec le seul jeu des interprètes.

A présent, nous allons faire l’analyse de la dernière séquence du film. Dans cette séquence, Sam Lion est revenu, seul, s’installer en Afrique. Il vit dans une maison sur pilotis, aux abords d’un lac. Après être revenu auprès de sa famille, il choisit à nouveau de s’exiler, mais en gardant cette fois le lien avec ses proches. Le décor idyllique choisit pour le tournage de cette séquence, suggère que Sam Lion est parvenu à trouver une certaine harmonie dans sa vie. En effet, le décor exotique suggère l’évasion, et l’acceptation du personnage de son nouveau statut. Ici, le jeu de Belmondo change quelque peu. La première scène de la séquence, le montre regardant une vidéo de ses proches, représentant sa fille, jouée par Marie-Sophie L, entourée des différents protagonistes du film. Sa fille vient d’avoir un bébé avec Albert Duvivier, ils sont tous deux à la maternité.

La séquence est une alternance de plans représentant à la fois l’écran de télévision regardé par Sam Lion, et le personnage, assis devant son écran, sur la terrasse de sa maison. Le personnage est cadré par un plan poitrine qui permet d’observer son visage. Belmondo alterne le rire et la mélancolie. A l’inverse de la séquence des « bonjour », ses émotions sont très apparentes. Anconina apparait sur l’écran de télévision, totalement épanoui et heureux. Cependant, pour montrer que Sam Lion reste le personnage dominant du film, Claude Lelouch utilise des cadrages qui le mettent en valeur. Les personnages apparaissant sur l’écran de télévision, sont filmés en plongée, de sorte qu’ils sont dominés, tandis que Belmondo est, quant à lui, filmé en contre-plongée. Ce rapport qui s’établit techniquement à travers les positions de la caméra, est très efficace.

Lelouch utilise la position de la caméra pour signifier le statut de ses personnages, l’acteur Belmondo utilise toutes les expressions de son visage pour signifier à la fois le bonheur et la tristesse. Du rire aux larmes, une puissance émotionnelle très forte se dégage de l’acteur.

Claude Lelouch nous explique ici de quelle façon il est parvenu à convaincre l’acteur Jean-Paul Belmondo, de se laisser emporter par la force émotionnelle suggérée par la cassette vidéo. Si Belmondo n’avait pas pleuré, le film aurait eu une autre fin, suggérant un sentiment certes de nostalgie, mais avant tout de bien être, tandis que les larmes de l’acteur suggèrent en réalité l’inverse.

Un autre effet technique introduit par le cinéaste, permettant de suggérer que Jean-Paul Belmondo est tiraillé entre le goût de l’exil et le besoin de ses proches, consiste à faire sans cesse passer l’ombre d’un poteau de la terrasse sur le visage de l’acteur modifiant le contraste et la luminosité de sa figure. Cette ombre suggère que le personnage de Sam Lion est tiraillé entre deux désirs contradictoires. La séquence ne présentant aucun dialogue, c’est par le seul jeu de Belmondo qu’elle signifie. Ici, le réalisateur propose une image apaisée de l’acteur, qui change radicalement l’image habituelle de Belmondo.

Cette hypothèse est confirmée dans la suite de la séquence dans laquelle Belmondo traverse les herbes de la savane aux côtés d’une lionne. La caméra est loin de l’acteur qui lui tourne le dos. Il s’agit de la dernière scène de Belmondo dans le film. Il s’éloigne de la caméra aux côtés du félin. Si aucune émotion n’est perceptible, l’on sait qu’il est en train de choisir son itinéraire. La présence du félin marque la confiance du personnage. Belmondo tient un bâton dans sa main droite, et s’avance très prudemment avec l’animal. Il ne fait pas de geste avec les bras et son pas est régulier et tranquille. 

Jean-Paul Belmondo est arrivé au cinéma avec la Nouvelle Vague. Le profil de l’acteur est une nouveauté dans le paysage cinématographique français. En effet, Belmondo s’impose par son physique et par son jeu teinté d’arrogance et de désinvolture qui font très vite de lui, l’une des figures imposantes du cinéma français. Mais l’image que l’on garde de l’acteur, c’est celle du héros populaire qui remplit les salles film après film. Tantôt le Marginal, le Guignolo, l’Animal ou encore Flic ou voyou, le surnommé Bébel est désormais connu pour ses prouesses physiques qu’il exerce film après film. En 1975, il tourne dans Peur sur la ville pour Henri Verneuil. Sa réputation augmente, puisque l’acteur effectue des cascades périlleuses et finit même le tournage avec des blessures. Le film est un succès auprès du public, mais la critique commence à dénigrer l’acteur qui déclarera plus tard : « Pour l’intelligentsia parisienne, j’étais devenu un cascadeur, je ne savais plus jouer la comédie. »46

Les films de l’acteur sont désormais critiqués pour leur caractère répétitif. Les films populaires qu’il a faits jusqu’à présent mettent trop l’acteur en avant. Belmondo pose en superflic ou en justicier sur les nombreuses affiches, et son image finit par se dégrader. L’acteur décide donc, après l’échec du Solitaire en 1987, de remonter sur les planches, pour jouer Kean, mis en scène par Robert Hossein. Le rôle de Sam Lion proposé par Claude Lelouch l’année suivante est l’occasion pour Belmondo d’abandonner son image cinématographique de super héros pour interpréter un rôle plus complexe.

Nous l’avons vu précédemment, il existe une part d’autobiographie dans le film Itinéraire d’un enfant gâté, un désir du cinéaste d’illustrer ses fantasmes. Belmondo ressent la même frustration que Claude Lelouch, le même désir d’exil et la même lassitude en relation avec sa carrière cinématographique. En choisissant Jean-Paul Belmondo pour son film, Claude Lelouch n’ignore pas que la part d’autobiographie qu’il utilise pour écrire son scénario correspond aussi à ce que l’acteur traverse.

Ainsi, il y a bien une volonté de la part du cinéaste de changer l’image de l’acteur grâce à un nouveau personnage, et un nouveau genre que Belmondo n’a pas l’habitude d’interpréter. Tout au long du film, et à l’instar des autres longs métrages qui ont fait sa réputation, Belmondo nous apparait comme un homme plus réfléchi. La volonté du cinéaste de faire référence à la carrière de l’acteur existe, dans la mesure où le personnage de Sam Lion, dans son attitude et ses désirs, ressemble beaucoup à Belmondo lui-même. De fait, s’il est parfaitement établi que l’acteur ne joue pas son propre rôle dans le film du cinéaste, il doit interpréter cette même lassitude qui le caractérise alors en tant que personne.

Loin des aventures au sein desquelles Belmondo était caractérisé par l’image du héros justicier, l’acteur marque le tournant de sa carrière cinématographique avec le film de Lelouch, dans lequel il incarne un personnage plus psychologique. Comme nous l’avons vu avec l’analyse de la séquence finale et de la séquence des « bonjour », le jeu de Belmondo est plus statique, et ses émotions plus discrètes et moins dans l’excès, elles sont, en apparence, authentiques, celles d’un homme touché, fragilisé.

De façon à pousser l’improvisation à son paroxysme, il arrive que le cinéaste propose à ses acteurs de créer des scènes. Il les confronte les uns aux autres face à la caméra, en ne leur apportant aucune indication sur ce qu’ils doivent faire ou dire. Par exemple, en 1992, sur le tournage de Tout ça pour ça, une scène réunissant Fabrice Luchini, Francis Huster, Alessandra Martines et Marie-Sophie L. est totalement improvisée. La seule intervention de Claude Lelouch consiste à installer les deux couples dans une tente de camping étroite, à 2000 mètres d’altitude.

Si l’on visionne la scène de façon à analyser ce qui transparait des propos du cinéaste, on constate, avant de se concentrer sur le jeu d’acteur, que l’intégralité de la scène est un plan fixe, entrecoupé par cinq plans de coupe de durée inégale, sans interrompre le dialogue des protagonistes. Ces plans de coupe représentent la montagne à la tombée de la nuit, et n’ont d’utilité que de masquer les imperfections du jeu des acteurs, mais il est fort probable que du fait de l’improvisation, certaines réactions physiques non souhaitées des acteurs, ont simplement été remplacées par les plans de coupe à répétition. Ce choix de montage impose une certaine frustration au spectateur qui ne peut observer la continuité du dialogue.

A présent, observons de plus près le jeu des acteurs. Dans cette séquence, Fabrice Luchini livre une prestation surprenante. L’acteur, charismatique, se lance dans un monologue abordant avec exubérance le sujet de la sexualité. Progressivement, les propos de Luchini deviennent de plus en plus obscènes. Cette obscénité atteint son paroxysme lorsque l’interprète propose explicitement l’expérience de l’échangisme aux autres personnages. L’acteur crie son texte avec une voix aigüe. L’impulsivité de sa gestuelle et de ses commentaires accentuent la tonalité comique de la séquence. Les yeux écarquillés, il fixe furieusement le personnage d’Alessandra Martines, lui imposant d’accomplir un acte sexuel sur le personnage de Francis Huster. Luchini interprète un personnage à la folie complètement démesurée. L’acteur bien connu pour son impulsivité, confirme sa personnalité avec un jeu caricatural.

Francis Huster, quant à lui, fait en sorte que son visage soit le moins possible face à la caméra. Durant la majeure partie de la scène, il est allongé sur le ventre, la figure contre le sol. Les rares fois où l’on voit son visage, on dénote, comme le dit Claude Lelouch, que l’interprète est pris d’un fou-rire incontrôlable. Ainsi l’acteur n’est pas dans le jeu, mais fait tout son possible pour que sa présence soit la plus discrète possible.

Entraînée par le fou rire de Francis Huster qu’elle tient dans ses bras, Alessandra Martines éprouve le plus grand mal à contenir son jeu. En effet, alors que les propos de Fabrice Luchini devraient la choquer, l’actrice ne parvient pas à dissocier le rire de la colère. Elle enchaîne des esquisses de sourire et des réprimandes envers le personnage de Fabrice Luchini qui se montre d’une telle prestance, qu’il parvient à masquer les imperfections des autres interprètes. C’est bien cette scène improvisée du film qui a marqué la mémoire des spectateurs, de par son aspect comique introduit à la fois par le monologue de Fabrice Luchini, mais également par la maladresse des interprètes, qui force le rire : « La scène de la tente restera l’une de vos plus belles figures libres, en tout cas la plus célèbre. »49 Cette improvisation fonctionne donc pour son aspect amusant mais pas dans la diégèse du film, c’est pourquoi la séquence fait défaut à la continuité narrative.

Tout comme les acteurs, il est des actrices avec lesquelles Claude Lelouch a entretenu des rapports particuliers. Incontestablement, Annie Girardot est l’une d’entre elles. A présent, nous allons nous intéresser au long métrage Les Misérables, réalisé par Claude Lelouch en 1994, mais avant cela, il nous faudra analyser les rapports entre le metteur en scène et Annie Girardot pour comprendre pourquoi Les Misérables a marqué un tournant dans la carrière de l’actrice.

Lorsqu’elle tourne en 94 pour Claude Lelouch, l’actrice n’en n’est pas à sa première expérience cinématographique avec le metteur en scène. Son premier rôle dans un film du cinéaste lui a été offert en 1967 dans Vivre pour vivre, film dans lequel elle donne la réplique à Yves Montand. En 1969 elle tourne avec Belmondo dans Un homme qui me plait, en 1985, elle joue aux côté de Trintignant et Piccoli dans Partir, Revenir, et en 1990, c’est dans Il y a des jours et des lunes que l’actrice apparait aux côtés de Patrick Chesnais, Gérard Lanvin et Vincent Lindon. C’est donc pendant presque trente ans que l’actrice a eu l’occasion de jouer différents personnages sous la direction de Claude Lelouch.

La rencontre entre le cinéaste et l’actrice se fait en 1956 sur le tournage du film L’homme aux clés d’or de Léo Joannon. L’actrice a 25 ans et Claude Lelouch, assistant-réalisateur, lui porte cigarettes et sandwichs dans les coulisses. Lorsque le cinéaste envisage d’écarter Anouk Aimée du casting d’Un homme et une femme, c’est à Annie Girardot qu’il pense pour la remplacer. C’est en 1967, avec le film Vivre pour vivre, que le cinéaste engage l’actrice pour la première fois. Cette dernière se trouve dans le creux de la vague après les échecs de ses derniers films. Les producteurs ne veulent plus de Girardot et refusent même qu’elle fasse des essais pour le rôle de Catherine Colomb dans le film du cinéaste, qui parvient malgré tout à l’imposer aux côtés d’Yves Montand. Dans une autobiographie parue en 2011, l’actrice s’adresse à Lelouch : « Ils ne donnaient pas cher de ma peau, les producteurs à qui tu avançais mon nom. Certains disaient que j’étais finie… Toi, tu n’as pas voulu le croire. […] En me faisant signe, tu me sors de la poussière »50

L’histoire nous apprendra plus tard que c’est sur le tournage de Vivre pour vivre que Lelouch est tombé amoureux de Girardot. Dans son ouvrage autobiographique, Ces années-là, le cinéaste révèle la liaison qu’il a entretenue pendant deux ans avec l’actrice.

Déjà engagés sentimentalement, Lelouch et Girardot vivent une relation passionnelle qui donne une nouvelle perspective de la direction d’acteur du cinéaste, car Girardot n’est pas la seule actrice à avoir succombé aux charmes de Lelouch. D’autres, telles que Evelyne Bouix, Marie-Sophie L. ou encore Alessandra Martinez ont également entretenu une relation d’exclusivité avec le metteur en scène. Ainsi, ce dernier s’est servi de sa vie sentimentale pour obtenir de meilleures performances de ses partenaires. Cette direction d’acteur s’inscrit dans une longue tradition de la domination masculine.

Dans son autobiographie, Annie Girardot déclare :

Alors que Lelouch et Girardot font une escapade amoureuse en Normandie, un journaliste surprend le couple à la sortie d’un hôtel et révèle leur liaison. Renato Salvatori, blessé dans sa fierté, menace l’actrice de la quitter. Deux ans plus tard, en 1969, les deux amants se retrouvent sur le tournage d’Un homme qui me plaît. Leur histoire est terminée mais Girardot admet ne pas pouvoir se défaire d’une « certaine nostalgie » de l’ambiance de tournage de Vivre pour vivre.

Un lien fort unit Annie Girardot à Claude Lelouch. Et c’est systématiquement quand la carrière de l’actrice est au plus mal que le metteur en scène vient à son secours pour lui proposer un rôle. Girardot témoigne d’une grande reconnaissance envers le cinéaste. Son autobiographie, baptisée Partir, revenir, comme le long métrage qu’ils ont tourné en 1985, est le dernier clin d’œil de l’actrice au metteur en scène. Dans cet ouvrage, elle se montre très élogieuse envers Lelouch et l’on ressent toute la nostalgie des moments qu’elle a vécus avec lui. Il semble que malgré la courte durée de leur relation, les sentiments de la comédienne n’aient pas complètement disparus, ce qui tendrait à expliquer que pendant vingt-sept ans, l’actrice s’est donnée corps et âme pour le metteur en scène.

En 1967, Vivre pour vivre raconte comment un grand reporter de télévision (Robert Collomb, joué par Yves Montand) croit pouvoir refaire sa vie avec une jeune étudiante (Candice, jouée par Candice Bergen), au mépris de sa femme (Catherine Colomb, jouée par Annie Girardot) qu’il aime cependant. Lelouch traite ici de l’infidélité. L’adultère est un thème récurrent dans les films du cinéaste. Dans Un homme et une femme, le personnage interprété par Anouk Anouk Aimée, a le sentiment de tromper son mari mort. Les deux films qui suivront Vivre pour Vivre, La Vie, l’Amour, la Mort (1968) et Un homme qui me plaît (1969) traiteront également de l’infidélité dans le couple. Ce thème a d’autant plus d’impact lorsque l’on comprend la part d’autobiographie du fait de la relation entre le cinéaste et Annie Girardot.

On comprend alors que le cinéaste puise autant qu’il peut son inspiration dans ce qu’il a réellement vécu, ce qui explique en partie son obsession d’avoir des acteurs au plus près des personnages qu’ils interprètent. Dans le film, Lelouch tourne une scène dans laquelle Annie Girardot répond à des questions sur le quai d’une gare. Son personnage vient d’apprendre que le personnage de Montand la trompe. Cette scène n’était pas prévue dans le script du film. L’actrice venait d’apprendre qu’elle était trompée par son mari, Renato Salvatori, Lelouch profite alors de la situation pour introduire une séquence dans laquelle la comédienne se confie au sujet de cet adultère. « J’ai été un peu machiavélique. Je l’ai interrogée avec ma caméra, mais c’est à titre personnel que je lui parlais. » Le cinéaste accorde une telle importance au jeu d’acteur que ce qu’ils vivent de pertinent en relation avec le récit, est introduit dans le film.

Dans l’une des scènes du film, Annie Girardot se trouve face à Montand qui rentre d’un safari et qui lit son journal sans accorder le moindre intérêt à sa partenaire. Avant de filmer, Lelouch dit à Montand : « Annie va te demander si ça s’est bien passé en Afrique… » A l’actrice, il donne la consigne suivante : « Demande lui s’il t’a déjà trompée. »

Alors que les personnages sont tous les deux assis face à face, Girardot demande à Montand de lui répondre avec sincérité à une question. L’acteur, qui fume une cigarette, lui jure de répondre avec franchise. L’actrice demande alors : « Est-ce que tu m’as déjà trompée ? » L’acteur, qui regarde fixement Girardot, détourne alors son regard et jette précipitamment la cendre de sa cigarette. Au moment de répondre « Mais non je t’ai pas trompée », l’acteur fixe sa cigarette et revient sur la comédienne à la fin de sa réplique. Il prend une bouffée, hausse les épaules pour signifier l’évidence de sa réponse et détourne à nouveau son regard. Son hésitation est trahie par sa précipitation à porter plusieurs fois la cigarette à sa bouche, ainsi que par ses multiples détournements du regard. Montand ne parvient plus à regarder l’actrice dans les yeux. Ses yeux à lui scrutent la table, la pièce, la cigarette, clignent de nombreuses fois, et ce sont de très brefs regards qui sont lancés à Girardot. La main gauche de l’acteur, cachée par la table, frotte sa cuisse, entraînant son buste dans un mouvement irrégulier. Montand ne parvient pas à se justifier, il est contradictoire. « Je n’ai jamais eu envie de te tromper », dit-il à l’actrice avant d’ajouter, « enfin si, j’ai déjà eu envie, mais je ne l’ai pas fait, c’est tout. » Ici, on ressent toute la confusion de l’interprète qui est pris au piège.

En 1969, Lelouch fait de nouveau appel à Girardot pour le tournage d’Un homme qui me plaît. L’actrice donne la réplique à Jean-Paul Belmondo qui tourne pour la première fois sous la direction du cinéaste. Le film raconte la fuite d’un couple illégitime qui traverse l’Amérique. Encore une fois, l’adultère est au cœur même du récit. Annie Girardot évoque dans son autobiographie une nouvelle perspective de la direction d’acteur du cinéaste, à savoir que la multiplication des figures libres de ses comédiens, engendre une attente de la part de ses derniers. Habitués à tourner face à la caméra de Claude Lelouch, les acteurs savent qu’ils peuvent être à tout moment, surpris par le cinéaste.

La spontanéité d’Annie Girardot n’est pas la même dans la mesure où l’actrice sait que le metteur en scène va essayer de la surprendre. De fait, la surprise n’est plus, elle est remplacée par l’attente. Le contexte de la scène finale est le même que celui du dénouement d’Un homme et une femme. L’actrice était donc d’autant plus préparée qu’elle avait déjà connaissance de cette direction d’acteur. Cependant, à la fin d’Un homme qui me plaît, Belmondo ne sort pas de l’avion et ne rejoint pas Girardot à l’aéroport.

Lorsqu’elle attend le personnage de Belmondo, l’actrice est au cœur d’une foule de personnes dans l’enceinte de l’aéroport. Alors que l’avion n’a même pas atterri, elle se tient bras croisés et figure un visage grave qui révèle qu’elle-même ne croit pas en la venue de son amant. La bouche entrouverte nous signifie qu’elle garde malgré tout l’infime espoir de le voir descendre de l’avion. La détresse qui marque son visage frappe l’écran de plein fouet. Les passagers descendent un à un, et lorsque l’actrice comprend que Belmondo ne sera définitivement pas au rendez-vous, elle arbore un sourire soulignant l’évidence du fait. On ressent dans cette expression toute la culpabilité du personnage qui se trouve « stupide » d’avoir cru en cette relation. La prestation de Girardot est totalement crédible. Dans cette séquence, l’actrice voit en l’absence de Belmondo une généralisation de la lâcheté de l’homme: « Tu étais voyeur, même un peu sadique dans cette scène. […] Les hommes, ils n’ont pas beaucoup de courage, ils trompent, mais ils ne quittent pas souvent leur épouse. »57

En 1990, Claude Lelouch et Annie Girardot se retrouvent sur le plateau d’Il y a des jours et des lunes. Ce tournage représente l’occasion, pour l’actrice, de nous donner une définition de la direction d’acteur du cinéaste : « Il devient marionnettiste du destin, amoureux de ses poupées qu’il fait bondir ou dont il coupe les ficelles, décidant du sort de ses acteurs comme autant d’âmes entre ses mains. »58 Cette définition de Girardot nous renvoie à l’apparence d’un jeu de la mise en scène. Le terme « poupées » montre bien ici la toute-puissance du cinéaste sur ses actrices. C’est bien cette domination masculine qui engendre un rapport de force permettant à Claude Lelouch d’obtenir la soumission et donc la dévotion de ses actrices. Le metteur en scène sait parler aux femmes, il sait comment les charmer, et c’est cette séduction permanente qui est le meilleur atout de sa direction d’acteur. Dans Un homme qui me plait, une séquence montre Belmondo et Girardot dans une Cadillac décapotable fuyant à toute vitesse des Indiens à cheval dans le désert de Monument Valley. Claude Lelouch parle aux acteurs pendant la prise et Girardot témoigne de sa soumission envers le metteur en scène : « Alors que j’étais dans la décapotable, près de Jean-Paul, Claude me demanda brusquement d’enlever ma robe. Je n’ai pas discuté et me suis retrouvée nue sous le regard moqueur de Bébel qui a imaginé ensuite la réplique pour me faire décroiser les bras que j’avais repliés sur ma gorge par pudeur. »

En connaissant le côté anecdotique de cette séquence, on constate effectivement, en la visionnant, la soumission de Girardot au « marionnettiste ». Le personnage de Belmondo lui dit qu’elle est une « bourgeoise » qu’il définit comme « une femme qui a peur de se montrer nue. » Aussitôt, l’actrice ôte son tee-shirt et recouvre sa poitrine de son bras. Le sourire au coin des lèvres et le regard malicieux, l’actrice est prise au piège mais s’exécute sans difficulté apparente. C’est alors que l’acteur réplique : « Tu vois, t’es pire qu’une bourgeoise, parce que même nue tu gardes tes mains sur les seins. » Pendant la réplique de Belmondo, Girardot sourit, elle sait déjà que la réplique de son partenaire va l’obliger à découvrir sa poitrine. Elle lui fait alors une grimace et retire son bras de sa poitrine. Ce jeu d’Annie Girardot illustre alors tout le rapport de force établi avec le metteur en scène.

En 1994, Claude Lelouch adapte au cinéma, le roman de Victor Hugo : Les Misérables. Déjà adapté de nombreuses fois au cinéma, notamment par Lewis Milestone en 1952, ou encore en 1957 par Jean-Paul Le Chanois, avec Jean Gabin, Lelouch choisit de faire une adaptation moderne du roman avec d’un côté, une narration qui se déroule pendant la Seconde Guerre Mondiale, et en parallèle, une histoire plus fidèle à l’œuvre de l’auteur. Le cinéaste engage Jean-Paul Belmondo pour les rôles de Jean Valjean et d’Henri Fortin. Les rôles de Madame Thénardier et de la fermière sont tenus par Annie Girardot, qui joue pour la dernière fois sous la direction du metteur en scène. Au-delà de la soumission qu’elle accorde au cinéaste, l’actrice reconnait que tourner pour Lelouch est une nécessité. C’est lorsqu’elle joue pour le cinéaste qu’elle sent sa carrière en sécurité. « Pour la cinquième fois, Claude Lelouch m’ouvre grand ses bras pour tourner dans Les Misérables. Version années 45. […] Quinze ans sans travailler ensemble, c’est long. Quand Claude vient me chercher, je respire. Je me dis toujours ça va, il a encore besoin de moi… »59 Depuis plusieurs années, l’actrice subit une longue traversée du désert. Les propositions se font rares et seul son rôle dans Merci la vie de Bertrand Blier en 1991, lui permet de se faire remarquer. Encore une fois, Claude Lelouch arrive au bon moment avec le rôle de la Thénardier. Non seulement la prestation de l’actrice lui permettra de retrouver « sa place » mais en plus elle lui offrira un César.

Dans Les Misérables, une scène de face à face confronte l’actrice à Michel Boujenah. La scène se déroule sous l’occupation nazie. Boujenah est juif et se cache dans la cave de Girardot. Cette dernière lui porte le repas et tente de le séduire. Boujenah repousse ses avances avec douceur. C’est cette séquence qui vaudra à l’actrice son César. Ici, il s’agit d’une figure d’improvisation totale. Girardot n’est pas d’humeur à jouer, elle est pressée et veut terminer la scène au plus vite.

Lelouch raconte que l’actrice est exécrable, que sur le plateau, « une envie de la zigouiller traverse l’équipe. » L’actrice quant à elle nous dit qu’elle « rame » : « Je regarde autour de moi, la cave avec du foin, des poules, des lapins. Honnêtement pas le genre d’endroit qui m’inspire. »

Face à l’air ahuri de Michel Boujenah qui vient de refuser ses avances, l’actrice crie son monologue: « Qu’est-ce que vous nous emmerdez ? On va peut-être mourir demain. Alors pourquoi vous ne voulez pas de moi ? Profitons-en tant qu’on est vivants, merde ! »… Les paroles s’enchaînent vite dans un bégaiement permanent. L’actrice s’énerve, les larmes lui montent aux yeux, tandis que ses mains s’agitent d’une façon démesurée. Boujenah a les yeux écarquillés, globuleux presque. Derrière ses grosses lunettes rondes, l’acteur parait effrayé et accablé par la tirade de la comédienne. Girardot a le visage grave, marqué aussi par l’âge. Moi je suis une femme, j’en ai encore pour un petit moment, c’est tout, ça va passer très vite tout ça. » Une larme coule sur son visage. Dans un élan de spontanéité absolue, la détresse qu’elle dégage nous parait irrémédiable. Son regard humide de chien battu force l’attendrissement. Sa voix n’est plus la même, elle est grave, puissante mais essoufflée. Cet essoufflement montre que Girardot donne tout ce qu’elle peut. Les rides de l’actrice témoignent de sa fatigue, elle est à bout : exténuée.

Un an plus tard, en 1995, Annie Girardot monte sur la scène des Césars pour recevoir le prix de la meilleure actrice dans un second rôle. L’actrice est bouleversée et l’émotion traverse la salle lorsqu’elle prononce son discours, gorge serrée : « Je ne sais pas si j’ai manqué au cinéma français, mais à moi le cinéma français a manqué follement, éperdument, douloureusement. Votre témoignage, votre amour me font penser que peut-être, je ne suis pas encore tout à fait morte. »


NOTES ET RÉFÉRENCES
  1. Le propre de l’homme, 1961 ↩︎
  2. Claude Lelouch, entretiens avec Yonnick Flot, Ma vie pour un film, Lherminier, 1986, 49 ↩︎
  3. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 94 ↩︎
  4. Allion Yves & Olle-Laprune Jean ; Claude Lelouch Le cinéma c’est mieux que la vie, Les Presses de la Cité, 2024, 168 ↩︎
  5. Allion Yves & Olle-Laprune Jean ; Claude Lelouch Le cinéma c’est mieux que la vie, Les Presses de la Cité, 2024, 236 ↩︎
  6. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 21 ↩︎
  7. Claude Lelouch, Itinéraire d’un enfant très gâté, Robert Laffont, 2000. (édition Pocket, 2002, 270) ↩︎
  8. Allion Yves & Olle-Laprune Jean ; Claude Lelouch, mode d’emploi, Calmann-Lévy, 2005, 199-200 ↩︎
  9. Allion Yves & Olle-Laprune Jean ; Claude Lelouch, mode d’emploi, Calmann-Lévy, 2005, 216 ↩︎
  10. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 169-170 ↩︎
  11. Oscar du meilleur film étranger & Oscar du meilleur scénario original ↩︎
  12. Claude Lelouch, Itinéraire d’un enfant très gâté, Robert Laffont, 2000. (édition Pocket, 2002, 20) ↩︎
  13. Une fille et des fusils : 195 430 entrées dans les salles françaises, en 1964 ↩︎
  14. Pierre Braunberger, producteur d’Une fille et des fusils ↩︎
  15. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 121 ↩︎
  16. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 122 ↩︎
  17. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 123 ↩︎
  18. 37 ans plus tard avec Claude Lelouch, Extrait du DVD du film, Warner Bros, 2005 ↩︎
  19. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 265 ↩︎
  20. Claude Lelouch, entretiens avec Yonnick Flot, Ma vie pour un film, Lherminier, 1986, 49 ↩︎
  21. Claude Lelouch, entretiens avec Yonnick Flot, Ma vie pour un film, Lherminier, 1986, 49 ↩︎
  22. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 168-169 ↩︎
  23. Brassart Alain, Les jeunes premiers dans le cinéma français des années 60, Cerf-Corlet, 2004, 279 ↩︎
  24. Les coulisses du tournage d’Un homme et une femme, Extrait du DVD du film, Warner Bros, 2005 ↩︎
  25. Un homme et une femme de Francis Laï, 1966 ↩︎
  26. Faute de moyens, le cinéaste n’a pas pu réaliser cette séquence avec des travellings avant et arrière ↩︎
  27. Allion Yves & Olle-Laprune Jean ; Claude Lelouch, mode d’emploi, Calmann-Lévy, 2005, 73 ↩︎
  28. Brassart Alain, Les jeunes premiers dans le cinéma français des années 60, Cerf-Corlet, 2004, 284 ↩︎
  29. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 254 ↩︎
  30. Gilles Durieux est un analyste et écrivain français spécialisé dans l’étude des stars (Ventura, Belmondo, Villeret). Raphaël Sorin est un éditeur français. Il fait partie du jury du Prix Margueritte Duras. ↩︎
  31. Gilles Durieux & Raphaël Sorin, Lino Ventura, Broché. Flammarion, 2001, 249 ↩︎
  32. Benjamin ou les mémoires d’un puceau de Michel Melville ↩︎
  33. Michèle Morgan, Avec ces yeux-là, Robert Laffont, 1977, 328 ↩︎
  34. Morgan ne fera que de simples apparitions après Le Chat et la souris ↩︎
  35. Michèle Morgan, Avec ces yeux-là, Robert Laffont, 1977, 32 ↩︎
  36. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 171 ↩︎
  37. Allion Yves & Olle-Laprune Jean ; Claude Lelouch, mode d’emploi, Calmann-Lévy, 2005, 233 ↩︎
  38. 1983 : Le Marginal de Jacques Deray (4 949 000 entrées, 4ème plus gros succès au box-office français pour Belmondo, derrière Le Professionnel, L’As des as et Le Cerveau) – 1984 : Joyeuses Pâques de Georges Lautner (3 428 000 entrées) – 1985 : Hold Up d’Alexandre Arcady (2 323 387 entrées) – 1987 : Le Solitaire de Jacques Deray (918 000 entrées. C’est la première fois qu’un film avec Belmondo passe en dessous du seuil symbolique du million d’entrées depuis que l’acteur est une star) ↩︎
  39. Jean-Pierre Lavoignat, Studio Magazine, n°15, juin 1988, 58 ↩︎
  40. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 176-177 ↩︎
  41. Frédéric Sojcher, La direction d’acteur, Archimbaud/Klincksieck, 2011, 187-188 ↩︎
  42. Gilles Durieux, Belmondo, Le cherche-midi, 2009, 299 ↩︎
  43. Philippe Durant, Destins croisés, Delon, Belmondo, Carnot, 2004, 91-92 ↩︎
  44. Interview de Claude Lelouch sur le making of d’Itinéraire d’un enfant gâté. 1988 ↩︎
  45. Claude Lelouch, Itinéraire d’un enfant très gâté, Robert Laffont, 2000. (édition Pocket, 2002, 286) ↩︎
  46. Gilles Durieux, Belmondo, Le cherche-midi, 2009, 262 ↩︎
  47. Claude Lelouch, Itinéraire d’un enfant très gâté, Robert Laffont, 2000. (édition Pocket, 2002, 285-286) ↩︎
  48. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 160-161-170 ↩︎
  49. Allion Yves & Olle-Laprune Jean ; Claude Lelouch, mode d’emploi, Calmann-Lévy, 2005, 253 ↩︎
  50. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 90 ↩︎
  51. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 187 ↩︎
  52. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 90 ↩︎
  53. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 90-91 ↩︎
  54. Allion Yves & Olle-Laprune Jean ; Claude Lelouch, mode d’emploi, Calmann-Lévy, 2005, 79 ↩︎
  55. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 92 ↩︎
  56. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 94 ↩︎
  57. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 95 ↩︎
  58. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 178 ↩︎
  59. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 181 ↩︎
  60. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 150 ↩︎
  61. Annie Girardot, Partir revenir, Cherche midi, Paris, 2011, 182 ↩︎
  62. Claude Lelouch, avec Claude Baignères et Sylvie Perez, Ces années-là, Fayard, 2008, 151 ↩︎

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