
6 octobre 2024
Je suis sur la Table des Trois Rois. C’est pour ça que je suis venu : clore un chapitre ouvert en 2009, lorsque E. et moi observions ce sommet depuis le lac de Lhurs. Mais je n’ai pas réussi à gravir le pic éponyme. Paralysé par le vide. À mes yeux, l’itinéraire suffisait à conclure l’histoire. Pourtant, je repars avec un sentiment d’échec. Après le pic des Spijeoles, c’est mon deuxième abandon. Finalement, j’aurais préféré que l’histoire s’achève au sommet.
17 septembre 2025
C’est mon année. Pic d’Orhy, Dec de Lhurs, pic des Spijeoles, marathon en moins de 3 h 30, semi en moins de 1 h 35 : je réussis tout. J’avais échoué à gravir les Spijeoles il y a deux ans, aujourd’hui, c’est rectifié. Il est temps de retenter l’ascension du pic des Trois Rois. Depuis mon retour du parking des Granges d’Astau (point de départ de mon ascension compliquée, mais sans vertige, des Spijeoles), je ne pense plus qu’aux Trois Rois, regrettant de ne pas avoir essayé de les gravir en octobre 2024 aux côtés d’Elizabeth et Daniel.
Cela fait quelques jours que je travaille sur le programme. J’ai prévu de partir à 6 h du matin, de monter sur la Table et sur le pic des Trois Rois, de redescendre bivouaquer au lac de Lhurs, puis de me lever à l’aube pour faire le pic d’Ansabère. Ce serait parfait, mais dans ma voiture, alors que je repense avec envie à mon programme pour les deux jours à venir, je suis encore loin d’imaginer les difficultés qui m’attendent. N’ayant pas vraiment éprouvé de sensation de vertige lors de ma dernière ascension du Spijeoles, je me crois en voie de guérison.
Il est 10h30 quand je gare ma voiture sur le parking Napia à Lescun. À gauche pour le lac et le Dec de Lhurs, à droite pour le Pla de Sanchèse et les Trois Rois. Je charge mon sac sur mon dos. Avec la tente, le sac de couchage, le matelas et 3 litres d’eau, il n’a jamais été aussi lourd. Peut-être lors de mon bivouac sur la Tusse de Montarqué en 2022. Je sais d’avance que le poids très excessif risque de me ralentir considérablement. J’arrive rapidement sur le plateau de Sanchèse où nous avons été avec Aubin le mois dernier. Je prends le chemin après la cascade que je n’avais pas vue l’année dernière. Ça monte raide. Très raide. Aucun souvenir de cette entame du parcours et me voilà déjà essoufflé après les premiers mètres de montée. La météo annonce le retour de la chaleur pour les 3 jours à venir. Il fera 1°C cette nuit sur le pic des Trois Rois et 12°C à Lescun. C’est la première fois depuis un moment que les sommets repassent en température positive la nuit.
Je n’en peux déjà plus. Dans mon calvaire, je croise quelques randonneurs qui sont redescendus. Avec un peu de chance, nous serons nombreux au col qui sépare la Table du pic des Trois Rois. La présence d’autres randonneurs à mes côtés a toujours été un facteur de réussite. En pleine forêt, je tombe sur un panneau qui annonce l’attitude à adopter en cas de rencontre avec un Patou. Le Patou, c’est le chien dans Belle & Sébastien, je n’en ai jamais vu dans les Pyrénées, et pourtant, depuis quelques semaines, je tombe régulièrement sur des articles qui évoquent l’agressivité de ces chiens envers les randonneurs. Pas d’inquiétude pour moi. Si j’ai peur des chiens, je n’ai toujours croisé que des chiens de berger, les blancs et noirs qui n’ont jamais été agressifs.

Pause. Je bois. Afin d’éviter l’horrible déshydratation vécue il y a deux ans sur ma première tentative des Spijeoles, j’ai recensé toutes les sources qui me permettront de recharger mes trois gourdes. De plus, au lac de Lhurs, je dormirai à côté de l’une d’elles. Je sors de la forêt et tombe sur un deuxième panneau qui avertit de la présence de Patous. Dingue. Je suis pourtant certain de n’avoir vu aucun mouton ni aucun chien l’année dernière. Je commence à m’inquiéter. J’approche de la cabane d’Anaye. J’entends des sons de cloches. Aucun doute, il y a bien des troupeaux ici. Alors que je vois au loin d’innombrables points blancs dans toute la vallée, je comprends que je vais devoir traverser un troupeau de moutons qu’il sera difficile d’esquiver. Un jeune randonneur descend vers moi. Il s’arrête quelques secondes et me dit de faire attention au Patou. Ah, bin merde alors. Il ajoute qu’il n’est pas bien méchant, mais qu’il viendra m’aboyer dessus. Ah, bin merde alors. J’ai toujours entendu dire que les chiens ressentaient la peur et, déjà, je commence à me chier dessus. Je le remercie amicalement, sans la moindre putain d’envie d’être amical, parce que dans quelques minutes, je vais être dévoré par un Patou.

Alors que j’approche du troupeau, un chien de berger me fonce dessus, me tourne autour et disparaît aussitôt. Tu parles d’un Patou ! Soulagé, je continue ma progression vers le troupeau de moutons. J’entends crier au loin : une voix féminine. La vallée est immense et je ne parviens pas à distinguer d’où viennent les cris. Je continue. On hurle de nouveau. Je m’arrête. Tout en haut, sur ma gauche, je repère la bergère. Elle est loin. À ses côtés : un Patou qu’elle tente de retenir. Elle crie de nouveau. Je ne parviens pas à distinguer ce qu’elle dit, mais je suis certain qu’elle crie sur le chien pour le dissuader de me rendre visite. J’ai à peine le temps de tourner la tête et de faire mes premiers pas au milieu des moutons que le Patou se tient déjà devant moi. Il a la tête baissée, le regard intimidant. Il ne m’aboie pas dessus. J’adopte les consignes lues sur le panneau : je ralentis et je lui parle pour lui montrer que je ne suis pas une menace. Je lui raconte plein de trucs, pourquoi je suis là, où je vais, qu’il fait beau… Il me suit un long moment, ne me lâche pas d’une semelle. S’il avait voulu me bouffer, il l’aurait fait. Je le filme. Après une dizaine de minutes de marche à ses côtés, il finit par s’asseoir à l’ombre d’un rocher. Je me surprends à regretter la présence d’un compagnon pas si désagréable.

J’en profite pour m’arrêter. J’ai soif et j’ai besoin de poser ce sac qui est atrocement lourd. Je quitte alors la vallée du Cayolar d’Anaye pour m’élever en direction de la vallée supérieure du cirque d’Anaye. Cette vallée avait été mon gros coup de cœur l’année dernière. La roche et les sapins forment un décor magnifique. Irréel, presque. Je sais aussi que j’approche des sources de Marmitou et que je vais pouvoir remplir mes gourdes pour continuer confortablement mon ascension. Mais le sol est sec. Je m’arrête pour tenter d’écouter le bruit de l’eau qui coule. Je n’entends que les chants des oiseaux. Pourtant, ma montre, qui m’empêchera de me perdre cette fois, me signale que je suis arrivé aux sources de Marmitou. Catastrophe. Je cherche au loin un sol qui pourrait être humide. Rien. J’avance. Je m’arrête. Ça y est ! J’entends le ruissellement de l’eau. Sauvé ! Je bois beaucoup avant de faire le remplissage. La prochaine source sera au lac de Lhurs. Je vais devoir faire attention à présent. J’en profite pour manger : saucisson, compotes, boire de nouveau, remplir de nouveau. Je suis prêt pour le pic des Trois Rois. Mais je n’avance pas vite. Les heures s’écoulent et je réalise que je pourrais ne pas être bon sur le timing. Je préfère ne pas y penser pour l’instant.


Prochain objectif : le col des Ourtets, juste au-dessus du cirque. Je n’avais pas le souvenir que les étapes étaient aussi éloignées les unes des autres. La présence de ma montre m’a fait prendre confiance à tel point que j’ai oublié de relire le topo de cette ascension sur le site de Mariano. Après de très longues minutes, je parviens à me hisser sur le col sans difficulté. Je traverse la roche suspendue entre deux failles. D’après mes souvenirs, c’est ici que mon vertige s’était mis en éveil l’année dernière, quand mon pied avait glissé sur l’un des cailloux de cette roche. C’est ici aussi que je m’étais perdu. Je prends le temps de regarder ma montre et de suivre la direction qu’elle indique. Dans ce paysage karstique, j’avance vers la dalle de granit que j’avais dû escalader. Je fais l’erreur de regarder en arrière. Sur cette paroi inconfortable, je réalise que non, je ne suis pas guéri du vertige. Mon ventre me le fait ressentir. Je parviens tant bien que mal à me hisser au sommet de la dalle. Pas sûr de mon itinéraire, j’ai traversé vers la droite pour suivre l’itinéraire de Mariano.


Me voilà dans la zone où la question d’abandonner s’était posée à de multiples reprises. La cause ? Les failles sans fond qu’il faut traverser. Ici, dans cette zone de lapiaz et selon les termes de Mariano, « il faut souvent enjamber les trous, crevasses et rainures. » Et me voilà devant ma première crevasse. Ça ne va pas le faire. Mes jambes ont commencé à trembler après la dalle de granit. Avec tout le poids que j’ai sur les épaules, j’ai l’impression de pouvoir me laisser emporter en arrière à tout moment. Je m’assieds. Au milieu de cette rainure d’un mètre, un rocher fait office de pont. Il faut désescalader pour atteindre le rocher et réescalader derrière. Je me penche. Je n’aurais pas dû. La rainure est sans fond. Trou noir. Je regarde ma montre. Ce n’est pas ici ? À quelques mètres sur la droite. Je me relève, tremblant. Je me rends à l’endroit exact indiqué. Ok. C’est le même délire. C’est simple, je ne peux pas. À tout moment, mon sac peut me faire basculer. Demi-tour. Je reviens au premier pont. Je ne vais pas y arriver. Je m’assieds de nouveau. Les minutes défilent. Par dizaines. J’essaie de reprendre le contrôle. De m’apaiser. Je n’y arrive pas. Je regarde l’heure. Avec le temps que je vais mettre pour me hisser sur le pic des Trois Rois et connaissant les difficultés pour redescendre vers le lac de Lhurs, je suis en train de comprendre que ça ne va pas le faire. Il serait plus sage d’abandonner ici.
Non, pour chaque problème, il existe une solution. Pour celui du bivouac, je trouverai bien un endroit pour planter ma tente. Allez ! Sans me relever, je glisse mes pieds vers la roche suspendue, je me redresse, repère ma prise, me jette en avant et me hisse sur la dalle. L’horreur absolue. J’ai perdu entre 30 minutes et une heure. Et me voilà pris de peur, à avancer avec une lenteur extrême. Je lève mes yeux vers le pic des Trois Rois. J’entends que ça discute au sommet. Ça me fait peur, je vacille. Nouvelle crevasse à traverser avec encore moins d’assurance que la précédente. Je laisse les minutes s’envoler et parviens difficilement à atteindre l’autre côté. Je bois. Il faut de toute urgence que je sorte de ce dédale de lapiaz. J’arrive traumatisé sur le col de Lhurs. Ici, je repère entre plusieurs rochers de vastes espaces de terre. Je suis sauvé. Je pourrai redescendre et monter ma tente ici. Hélas, je n’aurai pas la vue parfaite pour faire des photos du ciel étoilé, mais là franchement, balec !
Je repère le col sans nom qui sépare la Table du Pic des Trois Rois. C’est là-haut que tout va se jouer. Dans mes souvenirs, il était facile de regagner le col. Malgré un passage assez délicat, encore une histoire de pont rocheux, je parviens après de longues minutes à me hisser sur ce col. J’avais oublié la vue vertigineuse de l’autre côté sur le plateau de Lamary. Disons-le franchement : ça ne va pas du tout. Je ne me sens pas bien. Même la montée vers la Table, pourtant très facile, me tétanise. Il est 16h30. Il m’a fallu six heures pour arriver jusqu’ici. C’est énorme. Je me dirige vers la Table. Une idée me trotte. J’avais vu juste. Il semble bien possible de monter une tente sur la pente herbeuse quelques mètres sous la Table. Je l’avais déjà envisagé, mais je gardais un mauvais souvenir de mon dernier bivouac au sommet de la Tusse de Montarqué. Mais après tout, cette histoire de boucle, ce sommet que j’avais admiré aux côtés de E., ne serait-ce pas finalement le plus bel endroit où passer ma nuit ? Il est 17h. J’entends les derniers randonneurs qui entament la descente du pic des Trois Rois.


Je commence à déballer mes affaires sur ma nouvelle aire de bivouac. Si je faisais le pic demain matin, j’aurais tout le temps de redescendre en pression. Je monte ma tente assez rapidement. J’y laisse deux bouteilles d’eau, dont une presque vide, le matelas, ma bouffe, ma vapote. Je ne garde dans mon sac qu’un litre d’eau, mon trépied et ma GoPro. Enfin, j’ai un sac léger. Je décide d’aller faire le repérage pour mon ascension de demain. Je redescends vers le col et repère l’itinéraire : la première escalade au pied du pic et le chemin vertigineux sur la gauche qui m’avait poussé à faire demi-tour. Je le sais d’avance, demain, je serai pressé de regagner ma voiture. C’est maintenant ou jamais. Je ne sais pas à quelle heure se couche le soleil, mais j’ai encore du temps devant moi.
Je réalise la première escalade dans un inconfort total. Me voilà déjà sur ce chemin large de quelques centimètres. Avec mes yeux, c’est un fil de funambule. Je panique. Pour me rassurer, j’opte pour une respiration sonore et régulière, je reste focus là-dessus et je m’engage sur le flanc du pic. Non, si j’évite de regarder, je vois bien que sur ma gauche il y a un vide de 1000 mètres. Je me tourne vers le flanc. Je vais y aller à pas chassés, les mains sur la paroi. Ici, je suis incapable de filmer ou de faire la moindre photo. Ma lenteur est extrême. Plusieurs respirations entre chaque pas. Je dépasse l’endroit où j’avais fait demi-tour. Je me pose la question d’abandonner. Si je n’avance pas plus vite et que la nuit tombe avant que j’aie fait le retour, bin je suis mort. Cette perspective me traumatise. Après 50 mètres, un exploit : je repère le chemin qui s’élève vers la cime. Je m’y engage. Je monte quelques mètres. Ma montre sonne : « hors parcours ». Putain, j’ai complètement oublié de regarder ma montre. Quel con ! Je suis traumatisé. Je dois redescendre sur le fil alors que je ne peux pas me retourner. Désescalade. Je peux le dire, je n’ai jamais été aussi mal. Peut-être il y a deux ans sur l’arête des Spijeoles. Ma montre me signale que je suis de nouveau sur le parcours. Sous la carte, il y a un nombre de mètres et une flèche. Je n’y avais jamais prêté la moindre attention. Et pourtant, elle est bien en train de m’indiquer que dans 10 mètres je pourrai débuter mon ascension sur la droite.
Le chemin s’est élargi, je peux faire les 10 derniers mètres plus rapidement. Via le chemin et en m’aidant des mains, j’attaque l’ascension du pic. Maintenant ou jamais. Tout mon corps tremble. Je crise, je parle, j’en ai ras-le-cul. Ça y est, l’escalade commence. Je repère et mémorise tous les endroits par lesquels je passe : droite, haut, gauche… Ce n’est pas l’escalade la plus facile. Il y a des petits cailloux, et les petits cailloux, ça fait glisser. Je prends le temps d’assurer pieds et mains et je profite d’un endroit plus sûr pour sortir la GoPro. Il se pourrait qu’il me reste deux blocs à franchir avant d’atteindre le pic. J’attrape le haut du deuxième bloc pour me hisser et voir ce qu’il y a au-dessus.
Sur le pic des Trois Rois, je le sais depuis un an, il y a des reliques en métal qui sont fixées. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles je tiens énormément à me hisser en haut. J’ai contemplé des photos de ces reliques avec tellement d’envie que je n’envisage pas de ne pas les prendre en photo moi-même. Ces reliques représentent, entre autres, un château, un personnage, un roi ? Je les connais par cœur.






Alors que je commence à me hisser au-dessus du deuxième bloc, je ne saurais expliquer ce qui se passe. Confusion ou joie ? Je repère la figurine du personnage sur la gauche. Je fonds en larmes. Je sais que, l’espace d’un instant, je me dis que je ne suis pas monté au bon endroit, mais je réalise en même temps que je viens d’arriver au sommet. J’ai revisionné ma réaction, qui s’apparente à un mélange de joie et de confusion. Je ne sais pas. Après la journée traumatisante que je viens de passer, c’est totalement inespéré pour moi de me hisser sur le pic des Trois Rois. Je dépose mon sac à l’endroit où je suis monté. Ce sera mon repère. Hélas, l’heure tardive me pousse à penser à la redescente, d’autant qu’à l’image du Néouvielle, c’est un sommet qui me met mal à l’aise. Je prends le temps de faire quelques photos. Je veux un souvenir à moi de chacune des reliques. Je parcours le sommet de bout en bout. Je ne peux pas admirer la vue que j’imagine incroyable. Je suis trop mal pour ça. Il est 19h. Je bois et je m’active.

J’ai bien mémorisé la descente et, étonnamment, la désescalade se déroule sans accentuation de mon traumatisme. Encore plus étonnant, lorsque je réalise que je suis sur mon fil de funambule, il ne me reste que 10 mètres sur les 60 à parcourir. J’ai vécu ça lors de la descente du Dec de Lhurs. Je ne comprends pas comment j’arrive à passer sans mettre la main, mais j’ai une première hypothèse. Et si mes yeux percevaient le vide différemment l’un de l’autre ? Ici, comme au Dec de Lhurs, j’avais le vide sur ma gauche, j’étais terrifié. Sur les deux retours, je n’ai eu aucune perception du vide sur ma droite. Ou alors, c’est un truc selon qu’on est gaucher ou droitier ?
Je retrouve ma tente en un temps record. Si j’avais su, je ne me serais pas empressé de la monter. Le Soleil, encore haut, me laisse penser que j’ai du temps avant que la nuit ne tombe. Ma montre vibre. J’ai du réseau. Allongé dans l’herbe, j’en profite pour faire une visio avec Aubin. Ça me rassurera de le voir et de l’entendre, et je ne peux pas ne pas lui montrer dans quel décor de rêve son papa va passer la nuit. L’absence soudaine de réseau coupe la conversation. Face au pic des Trois Rois, je regarde lentement le Soleil grossir à mesure qu’il s’approche de l’horizon. Je n’arrive pas à croire que je suis arrivé au sommet, à 2 444 m.

Sans me déshabiller ni me déchausser, je m’installe dans ma tente. Je n’ai plus qu’à attendre qu’il fasse nuit noire pour ressortir faire des photos. Si mon nouveau matelas est très confortable, la tête élevée, les pieds vers le bas, j’imagine que la nuit va être compliquée. J’attrape ma lampe de poche et mon trépied pour sortir faire des photos avec le mode astro de mon téléphone. Sorti de la tente, je n’arrive pas à me lever. Je comprends alors que je suis suspendu dans le vide sur un sommet nettement moins vaste que ne l’était la Tusse de Montarqué. Le vertige est phénoménal. À nouveau, je tremble de partout. Je me hisse au sommet de la table, je suis sur les genoux. Je positionne mon trépied, me lève seulement pour régler mon appareil et m’allonge durant les quatre fois quatre minutes de prise. Je remarque des lumières dans le cirque qui entoure le lac de Lhurs, probablement des tentes. Je suis rassuré à l’idée de ne pas être le seul à dormir en montagne.


Je me faufile sous ma tente, j’enlève mes chaussures et mes vêtements avant de me glisser dans mon sac de couchage. Je me sens crade. J’entends un hélicoptère qui ravive l’idée du vertige. Je ferme les yeux. De nombreuses images défilent : des chutes, des glissades… J’ai la boule au ventre. Je ne serai pas capable demain de redescendre par le lac de Lhurs, pas plus que par l’itinéraire que j’ai emprunté pour venir jusqu’ici. Je vais mal. Très mal. Je bois. J’ai soif. Je suis obligé de rationner l’eau si je ne veux pas en manquer demain. Que ce soit pour la source au-dessus du lac ou les sources de Marmitou, je dois m’assurer d’avoir un litre d’eau quand je partirai. Il me reste un litre et demi. Je suis épuisé. Je ferme les yeux. Les visions d’horreur s’enchaînent. J’ai chaud. J’ouvre mon sac de couchage pour le mettre en position couverture.
Le vent se lève. Quelques bourrasques. Ça ne me rassure pas. Il est minuit déjà. Je n’arrive pas à m’endormir. Le vent bastonne de plus en plus fort. Il fait 2°C dehors. J’ai toujours chaud. La tente bouge dans tous les sens. Tout d’un coup, la vision d’horreur : celle du vent qui se faufile dans la tente avec une telle force que les sardines sortent de terre. J’ouvre la fermeture : les sardines n’ont pas bougé. C’est continu. Le vent ne s’arrête jamais. Il souffle de plus en plus fort. Exactement comme sur la Tusse. Je vérifie de nouveau les sardines. J’attrape le bas de la toile pour sentir la force du vent. C’est puissant. Pourtant, la météo annonçait du vent entre 5 et 6 km/h sur la Table. On est bien au-delà. Je m’endors. Le bruit du vent me réveille. Je vérifie les sardines. J’attrape le bas de la toile. Toujours aussi fort. Je m’endors. Je me réveille : il est 4 h du matin. J’ai des phases de sommeil de 5 à 10 minutes. Je panique, je me vois emporté par le vent avec ma tente. De plus, je vais être crevé demain pour redescendre et pour la route. Je m’endors vers 4h30 ; mes réveils sont de très courtes durées. Le vent ne faiblit pas. Le jour se lève : il est 7 h, je me rendors. Je me lève un peu avant 8 h. Je mange beaucoup. Je bois un peu. Je sors de la tente. Je ne suis pas apaisé. Loin de là. Épuisé, je procède au démontage de la tente sur les genoux. Je m’assieds pour plier le matelas et le sac de couchage. 8h25 : je suis prêt à partir. Je bois. Il ne me restera plus qu’un litre. Lhurs ou Marmitou ? Va pour Marmitou !
Je n’arrive pas à marcher. Ce n’est pas que j’ai mal aux guiboles, mais plutôt que la nuit, au lieu d’apaiser mon mal-être, n’a fait que l’aggraver. Pourtant, la Table est suffisamment large ; je veux dire, si je tombe, je tombe par terre, comme n’importe qui tomberait dans la rue. Mais j’ai peur. C’est incontrôlable. À vrai dire, mon seul impératif, c’est de traverser le plateau de Sanchèse avant la tombée de la nuit. Rien ne presse. Enfin si. L’eau. Avec un démarrage aussi lent, je subodore que ce litre seul ne suffira pas avant de trouver les sources de Marmitou. Et pourtant, j’ai déjà soif. Deux minutes ! Deux minutes, c’est le temps qu’il faudrait à n’importe quel individu pour rejoindre le col sans nom entre la Table et le pic. Je suis parti depuis cinq minutes que le col se découvre à peine. Je m’arrête. Sur l’arête du col, à quelques pas, trois isards broutent les quelques mottes d’herbe. C’est magnifique. Je dépose mon sac pour attraper mon téléphone. Les trois têtes s’élèvent aussitôt vers moi. Ok. Pas de photo. J’avance. Méfiants, les isards s’éloignent et entament l’ascension du pic des Trois Rois. Alors que je suis au plus mal, j’envie leur légèreté et leur facilité.
D’en bas, on ne se rend pas compte du degré de la pente qui mène au col. Je suis tétanisé. Je ne sais pas par où descendre. Je bois deux gorgées. Je regarde ma montre et me rends à l’emplacement exact indiqué. Petit pas après petit pas, je descends la paroi de petits cailloux en suivant le chemin qui se devine. Je mets un temps fou. Plus de trente minutes pour la descente. Je panique en visualisant les épreuves à venir. Le Soleil va cogner aujourd’hui et l’hydratation est ma priorité. J’ai parlé d’un rocher en bas du col, un rocher qui fait office de pont au-dessus d’une crevasse. Hier, je passais cet obstacle sans la moindre difficulté. Aujourd’hui, je ne le reconnais même pas. Pourtant, c’est bien là. Mon cœur bat la chamade. Petite crise d’angoisse. Je suis obligé de m’asseoir. Je bois. Je réalise que le rocher glisse vers la gauche. Le côté droit ne fait pas peur. Ça se confirme : j’ai un vertige unilatéral. Ça explique soudain beaucoup de choses. Mais je n’ai pas la solution pour tromper ce vertige. Passer de façon latérale ? Comme sur le fil de funambule sous le pic… Ça se tente. À quatre pattes, en posant les mains sur la roche, j’arrive à traverser le pont. J’ai perdu un temps phénoménal. L’anxiété et l’accélération de mon rythme cardiaque me donnent soif. Je me suis trop retenu de boire. Je m’accorde deux gorgées. J’approche du demi-litre.
Me voilà à présent au milieu du lapiaz et des crevasses. Vu d’ici, je comprends que je n’emprunterai pas le même itinéraire qu’hier. J’étais arrivé par la gauche, mais à présent, je vois que la majorité des cairns me conduisent vers la droite. Je vais les suivre en croisant les doigts pour ne pas avoir à traverser les mêmes épreuves que la veille. Alors que je visualise l’itinéraire que je vais prendre, je vois un randonneur qui s’avance vers moi. Je ne bouge pas. Je décide d’attendre François. Bon, ok, je ne vais pas vous mentir, je n’ai pas demandé son prénom, mais c’est plus simple pour la suite de l’article. C’est très anxiogène d’avoir cette impression d’être seul au milieu de la montagne. Avec un temps pareil, j’aurais pensé croiser beaucoup de monde sur cette ascension des Trois Rois. François monte juste sur la Table. Il a dormi sur le plateau supérieur du cirque d’Anaye. Il y a laissé sa tente le temps de son ascension. J’évoque avec lui mes traumatismes de la veille et je demande si l’endroit par lequel il est passé exigeait de traverser des crevasses. Apparemment non. Il était venu sur la Table il y a une vingtaine d’années et avait oublié les exigences du parcours, l’escalade de la dalle de granit surtout. Il voit que je panique. J’hésite à l’attendre pour l’accompagner sur la descente, mais je dois urgemment trouver de l’eau. Je bois deux gorgées avant de lui souhaiter du courage.
Petit pas après petit pas, j’évolue sur le lapiaz. Je suis en grande difficulté. Quelques brèches de quelques centimètres, faciles à traverser. Mais cette crevasse-là me fait m’arrêter net. Peut-être François n’avait-il pas conscience de mon appréhension du vertige et de mon niveau de difficulté. Je bois. Il me reste combien ? Dix gorgées ? Je dois faire des calculs. J’attrape ma montre. Je suis à 1,48 kilomètre de la première source. C’est énorme. À voir mon état actuel, c’est une à deux heures de marche. Je boirai deux gorgées avant la dalle de granit, deux gorgées en bas de la dalle, deux gorgées sur le col des Ourtets et la même chose pendant la descente du col. Ça peut le faire. Tant bien que mal, je traverse la crevasse. J’avance très lentement avant de me retrouver sur une pente raide. Mes chaussures accrochent bien sur le granit. Je descends avec prudence. 1 km 38 avant la source. Nouvelle crevasse au beau milieu de la pente. Je dois traverser. Je m’assieds. J’ai la boule au ventre. J’ai très soif. Je respire un grand coup. C’est en regardant le décor que je réalise que je suis au beau milieu de l’immense dalle de granit. Jamais je n’aurais imaginé qu’on pouvait la descendre en étant debout. Je bois. Je trouve une prise solide pour mon pied gauche, j’impulse et pose mon pied et ma main droite de l’autre côté de la crevasse. Je suis coincé. Mon sac est bloqué. Ou plutôt, c’est le sac de couchage, fixé en dessous de mon sac, qui coince. Je ne peux pas regarder. Je m’énerve. Je m’agite dans tous les sens pour tenter de me débloquer. C’est bon ! Je me retrouve de l’autre côté de la dalle. Je m’allonge. J’ai juste envie de crever.
Je termine la descente de la dalle. J’agonise. C’est trop pour moi. Mais j’ai compris une chose : c’est la fin des « grosses » difficultés. Je ne vais pas plus vite pour autant. Il y a du vide partout et ma prudence excessive me pousse toujours à la lenteur. Ma montre sonne. Je suis enfin sur le col des Ourtets. 998 mètres avant la première source. Je bois. Il ne me restera que deux gorgées. Je finirai ma gourde à 500 mètres de l’arrivée. J’en ai terminé avec la vue du vide. J’accélère. Je cours presque. Je regarde ma montre toutes les 30 secondes. 945 mètres, 887… je suis sauvé. Enfin, en espérant qu’il y ait bien une source à l’endroit indiqué. 636 mètres. Je meurs de soif et décide de finir ma gourde. J’avance bon train et avancerais mieux si je n’avais pas cette sensation de soif que je traîne depuis des heures. 495 mètres. Un point d’eau ! Un peu plus bas sur la droite. J’hésite. Je suis censé descendre sur la gauche. D’une, je ferais un détour en me rendant au point d’eau, de deux, il semble que ce soit de l’eau stagnante, avec tout ce que l’on peut imaginer dedans. Non. Cap sur la source.
336 mètres. Je m’arrête. J’écoute. Le chant des oiseaux à nouveau. Pas le moindre ruissellement d’eau. Je croise les doigts. 222 mètres, 185, 136, 100… Plus que 100 mètres ! Je meurs de soif. 65 mètres. Je m’arrête. Oui ! Ça y est, je l’entends. Je dévale la pente et me retrouve enfin au-dessus d’une des sources de Marmitou. Qu’elle est importante, celle-là ! Je descends le long de la source pour trouver un point de remplissage. Je pose mon sac, j’attrape une gourde que je remplis. Je la bois toute entière. L’eau glacée me fait mal à la tête. Peu importe. Je bois dans chacune de mes trois gourdes. C’est la fête. Plus rien ne peut m’arriver à présent.

Et si je profitais de ce plateau supérieur du cirque d’Anaye pour faire une pause ? Une vraie pause. À l’ombre d’un sapin. Manger et boire à gogo ! J’en rêve… J’attrape mon sac, qui vient de s’alourdir de 3 kilos. J’avance sur le plateau pour me trouver une aire de pique-nique idéale, de préférence à proximité de la troisième et dernière source de Marmitou. Je traverse la deuxième et repère la tente de François, qui a dû passer une nuit magnifique. Je suis à 300 mètres de la dernière source indiquée par ma montre.

Rien. Pas une goutte d’eau. Je comprends alors que ma montre n’indique pas une source précise, mais que, dans le sens inverse, elle annonce l’arrivée globale aux sources de Marmitou. Ce n’est pas grave. Un rocher sous un sapin : je pose mes affaires ici. Je bois, je mange, je vapote. Je pourrais y passer la journée. Alors que je suis debout, cherchant des yeux la marmotte qui vient de pousser un cri strident, j’entends deux randonneuses qui se dirigent vers moi. Elles aussi cherchent la marmotte. « Bonjour. Bonjour. » Ni plus ni moins. Elles ne savent pas, même si je me sens très crade, à quel point je suis heureux à cet instant précis. Mais les bonnes choses ont une fin. Après une demi-heure de pause, je décide de reprendre ma route. La vérité ? J’ai hâte de refaire un bout de chemin aux côtés du Patou que j’ai croisé hier.

Alors que je redescends vers la cabane d’Anaye, je surprends une marmotte qui traverse le chemin sous mon nez avant d’aller se cacher sous un immense rocher. Je n’avais jamais vu de marmotte aussi près, mais surtout, j’ai à peine eu le temps de la voir. Je reste un moment à la regarder, je siffle, mais non : je devrais me contenter de cette unique seconde. Aujourd’hui, il ne me reste plus qu’un animal sauvage à voir : l’ours. Je croise les doigts pour ne pas faire la totale. J’avance vers le troupeau de moutons. Je fais un peu de bruit pour me signaler. Le Patou me repère et fonce sur moi en aboyant. Je lui dis que je suis content de le revoir. Il n’arrête pas d’aboyer. Ce n’est pas la même ambiance qu’hier. Pourtant, il me reconnaît forcément. Je range ma GoPro. Je ne veux pas qu’il la perçoive comme une menace. Il ne me lâche pas et me pousse à changer d’itinéraire pour m’éloigner du troupeau. Je m’exécute aussitôt et m’éloigne suffisamment pour qu’il décide de me laisser tranquille. Énorme déception.
Il fait une chaleur à crever. Heureusement, j’entre dans le bois sous le cirque d’Anayé. La fin approche. Je n’en peux plus. Mon sac commence à me faire terriblement mal. Je profite d’un rocher à l’ombre d’un arbre pour faire une longue pause à côté du dernier point d’eau. Je reste longtemps, perds du temps, fais des étirements, remplis une dernière fois ma gourde avant d’entamer la descente finale. Je m’arrête toutes les demi-heures pour poser mon sac. Alors que j’approche de la dernière descente, François me rattrape. Super, nous allons finir ensemble. C’est un Bordelais, de Floirac plus exactement. Il y a quelques années, il a rencontré sa femme qui habite à Lescun. Maintenant à la retraite, il profite à fond des Pyrénées. Chance. Enfin, je dis « chance » maintenant que j’écris cet article, mais je ne vais pas vous mentir : aux côtés de François, ma seule hâte, c’est bien de retrouver ma voiture.
Nous nous quittons sur le Pla de Sanchèse, où j’en profite pour me rincer les mains dans la rivière alimentée par la cascade. Je retrouve ma voiture à 14 heures. À cet instant, je n’envisage plus de faire la moindre ascension. Peut-être de simples randonnées, découvrir le plaisir du bivouac dans des lieux plus sûrs. Mais les heures ont défilé et je ne suis pas allé au sommet d’Ansabère. Aujourd’hui, je n’oublie pas à quel point cette ascension vertigineuse du pic des Trois Rois a été traumatisante. Aussi, je décide de mettre le cap sur le marathon de La Rochelle. Pour le reste, on verra l’année prochaine !
