2025·BLOG·Montagne

Pic des Spijeoles

21 août 2023

02 septembre 2025

Deux années se sont écoulées depuis ma première tentative d’accéder au sommet des Spijeoles. Oui, à ce jour, elle est mon plus gros traumatisme en montagne. Au-delà du vertige, il faut prendre en considération l’effort et l’endurance nécessaires à cette ascension, qui avait duré plus de treize heures. Mais je cogite depuis quelques mois. En octobre 2024, je n’ai pas réussi à faire l’ascension du pic des Trois Rois. Heureux d’être monté sur la Table, je ne considérais pas qu’il s’agissait d’un échec. Aujourd’hui, avec du recul, je ne peux pas considérer que c’était une réussite non plus.

Ça fait plus de deux semaines que les vacances avec Aubin sont terminées. Nous nous sommes perdus pendant notre ascension du pic d’Orhy. Je le vis extrêmement mal. Me perdre en montagne, c’est systématique, mais me perdre avec Aubin, non, ce n’est pas possible. Je décide donc d’acheter une montre : la Fénix 7 de Garmin. J’ai envie de montagne et je charge dans mon nouveau gadget tous les pics accessibles que je rêve de grimper : le Turon de Néouvielle, le Maubic, le Casque du Marboré, le Petit Vignemale…

Je suis prêt à partir. Pour l’instant, c’est le Turon de Néouvielle, au départ de Barèges, qui retient mon attention. Mais le Casque du Marboré avec ses traversées de la brèche de Roland et du pas des Isards (que je rêve de franchir) ne se tient pas très loin. Je songe aussi au pic des Spijeoles mais je n’ai pas envie de signer ma première défaite de l’année.

Je regarde la météo tous les jours. Il pleut. Les Pyrénées sont sous la flotte en continu. Les températures baissent, les orages se multiplient, je commence à croire que la saison est définitivement terminée. Alors que nous sommes à Biscarrosse avec Aubin, à deux jours de sa rentrée au CP, je me connecte sur la météo en attendant nos moules-frites. Putain ! Une fenêtre de beau temps semble se dessiner. Deux jours : mardi et mercredi. Après quoi la pluie retombera. Je cogite, j’hésite. Cette météo est instable, ça peut se refermer à tout moment.

Biscarosse

Rentrée des classes, je regarde la météo toutes les heures. Néouvielle, Peyragudes, Gavarnie… le ciel sera voilé demain et il ne pleuvra qu’à partir de 17h. Je ne sais pas sur quel pic jeter mon dévolu, les températures seront négatives sur tous les sommets de plus de 3 000 mètres. Je ne suis plus certain d’avoir envie de partir. Mais je regretterai de ne pas tenter quelque chose. Les Spijeoles, je vais tenter les Spijeoles. Avec mes connaissances et ma montre, ça prendra bien moins de treize heures cette fois. Je table sur onze heures.

Je vais à mon entraînement aux côtés des Rapetou, avec Fred, nous essayons de suivre l’allure de Pascal. Impossible, j’y laisse des plumes. Je rentre, règle mon réveil sur 2h, je panique, j’ai déjà des courbatures, je finis de préparer mes affaires, je prends un anxiolytique et m’endors à 21h.

Il est 2h. Pas envie de me lever, pas envie d’aller faire de la randonnée, j’ai mal aux jambes, je suis convaincu d’avoir fait le mauvais choix avec le Spijeoles. Je prends ma douche, j’hésite à retourner au lit, je charge ma voiture, j’hésite à démarrer, je roule vite, sans prendre l’autoroute, j’enchaîne les canettes de Red Bull, je suis bien réveillé. J’en profite pour me refaire le film d’il y a deux ans : lacs d’Oô, Espingo, Saussat, à droite avant le pont de la Coume de l’Abesque, labyrinthe, col du lac Glacé, lac Glacé, à droite vers la cheminée, pierrier, crête, panique, soif, déshydratation.

Je me gare aux Granges d’Astau à 5h59. J’ai déjà la boule au ventre. Je vérifie d’avoir bien mes trois litres d’eau afin d’éviter de reproduire l’énorme erreur d’il y a deux ans. Sac sur le dos, lumière sur le front, je démarre ma montre et m’élance en direction du lac d’Oô après avoir photographié le ciel.

Le ciel sur les Granges d’Astau

Les courbatures de l’entraînement d’hier me ralentissent. Alors que le jour commence à se lever, je mets plus d’une heure à atteindre le lac. Je m’arrête cinq minutes pour contempler le plus beau lac des Pyrénées. Il y a de la lumière au refuge, deux tentes de bivouac. Ma montre affiche tout le parcours, représenté par une flèche bleue ; je verrai instantanément si je m’éloigne de mon itinéraire.

lac d’Oô

Si on efface ma descente du parcours sous l’orage en 2022, je n’ai jamais vu autant d’eau ruisseler sur le chemin. Les trois semaines de pluie ont rempli les lacs qui se déversent petit à petit dans la vallée. Il fait froid, l’eau s’infiltre dans ma chaussure gauche alors que je traverse une cascade. J’ai le pied trempé.

Je croise du monde qui redescend du refuge d’Espingo : deux randonneuses et un groupe d’une douzaine d’hommes plutôt âgés. J’arrive au col d’Espingo assez rapidement, une heure peut-être depuis le lac. J’ai de la marge. Je m’arrête cinq minutes pour regarder le lac, les chevaux et boire mes premières gorgées d’eau. Cap sur le lac Saussat, qui est à quelques minutes à peine. Alors que je fais quelques photos, je salue un randonneur qui s’élève probablement vers les lacs et refuge du Portillon. Je remballe mon matériel avant de m’élever vers le petit pont de la Coume de l’Abesque.

Mes courbatures sont effacées, j’avance bon train. Aux abords du lac Saussat, je double le randonneur que j’ai salué un peu plus tôt. Je monte jusqu’au pont de la Coume pour profiter de la vue avant de redescendre quelques mètres plus bas pour prendre le chemin du lac Glacé. C’est ici, deux ans plus tôt, que mon vertige s’était réveillé. Je m’étais retourné face au vide et avais eu la boule au ventre pour le restant de la journée. Pas la moindre boule au ventre aujourd’hui.

cascade de la Coume de l’Abesque

Face au vide, je regarde un hélicoptère qui dépose quatre personnes à côté du lac Saussat. Pourquoi ? Je repère également le randonneur qui ne s’élève pas vers le Portillon. Il vient vers moi. Soit il va voir le lac Glacé, soit il monte au Spijeoles. Il n’y a aucune autre option ici.

J’avais oublié qu’il fallait autant s’aider de ses mains pour monter jusqu’au pierrier en contrebas du col du lac. Sans parler de vertige, mon inconfort et ma prudence excessive me ralentissent de façon considérable. J’ai toujours ce besoin d’assurer mes pieds et mes mains, de bien ressentir la solidité du sol avant de m’élancer. C’est comme ça aussi que je me fatigue plus rapidement et que les douleurs musculaires apparaissent.

J’hésite. Premier soupçon de vertige ? Je laisse passer le randonneur qui ne souffre pas des mêmes maux que moi. J’essaie de le suivre tant bien que mal. Loïc s’arrête souvent pour profiter de la vue. Moi, j’évite le plus possible de me retourner.

Et oui, je ne le sais pas encore, mais à l’image de Romain, Pauline, David, Baptiste, Elisabeth et Daniel, je viens de trouver en la personne de Loïc mon ange gardien du jour. Nous sommes deux à présent à nous élancer dans le pierrier qui nous mènera sur le col du lac Glacé. Il y a deux ans, je m’étais trompé de chemin et avais gagné un temps précieux en contournant le pierrier par la droite. Je m’y étais perdu au retour et avais perdu beaucoup de temps avec l’urgence de boire de l’eau.

Nous suivons les cairns, hésitons, revenons sur nos pas. Ma montre vibre pour m’indiquer que nous quittons l’itinéraire, nous allons plus à droite et arrivons tant bien que mal sur le col d’où nous voyons le lac Glacé. Nous posons nos sacs. Je jette un œil à droite, en direction du pic. C’est affolant : je ne reconnais plus rien.

Alors que nous venons d’arriver sur le col, un vent glacial nous bastonne. Je n’ai pas eu de vent pareil dans les Pyrénées depuis ma montée au refuge du Portillon en 2018. J’attrape ma doudoune dans mon sac. Nous mangeons un peu, prenons notre temps. Nous ne parlons pas. Je ne veux pas évoquer mon angoisse naissante. J’ose à peine imaginer la vitesse du vent sur le Spijeoles. Mes mains glacées sont fixées sur ma casquette que je ne veux pas voir s’envoler.

lac Glacé

Je sais que pour moi l’aventure s’arrête ici. C’est impensable d’aller plus haut. Imprudent, inconscient, sur cette arête qui m’avait tétanisé deux ans plus tôt, le vent me balaierait en un instant. Je ne suis même pas écœuré. L’excuse est parfaite. Je n’aurais pas encore à dire que j’ai flippé et que j’ai rebroussé chemin. Juste que les conditions météorologiques ne permettaient pas de faire la moindre ascension.

Je dis à Loïc que pour moi, ça va s’arrêter ici. Merde. Il veut aller plus haut.

Il sait que j’ai tenté de le faire il y a deux ans. Lui est venu en juillet jusqu’au col, mais trop tard dans la journée pour tenter d’aller plus haut. Il est monté hier soir à Espingo, a dormi au refuge, il est là pour en découdre. Ok, je veux bien continuer un peu, l’accompagner au pied de la cheminée dont la dalle sommitale m’avait traumatisé, après je ferai demi-tour.

Après une bonne demi-heure de pause, nous nous élevons sur la droite en direction du pic. Le froid est glaçant. Je ne lève pas la tête, je ne repère pas la cheminée que je ne reconnais qu’une fois arrivé au pied. La vue de la dalle me tétanise. Je raconte à Loïc que j’ai déjà tenté cette cheminée, que la dalle m’avait fait redescendre avec la boule au ventre, que j’avais pu passer plus loin à gauche.

J’ajoute que je ne le suivrai pas. Je lui souhaite bien du courage, nous nous saluons et je rebrousse chemin. Je ne veux pas le regarder monter, ça pourrait réveiller le vertige qui ne s’est bizarrement pas encore manifesté. Je contourne le rocher afin de voir si je peux retrouver l’itinéraire que j’avais pris deux ans auparavant. Alors que je me cramponne avec le vide sur ma gauche, ma montre vibre et sonne, une voix sort de mon téléphone : « faîtes demi-tour ». On y est. Je commence à paniquer. Je stoppe net, je prends le temps de respirer.

J’arrête. J’avais déjà pris la décision d’arrêter quand nous étions au col. Il n’était déjà plus question de monter sur le pic des Spijeoles. Je ne cherche même pas à repérer le passage que j’avais pris deux ans plus tôt. J’entame la marche arrière et décide de revenir au pied de la cheminée pour voir si Loïc est passé. Je ne vois personne. J’entends sa voix, je lève la tête. Loïc apparaît tout en haut, sur la gauche de la cheminée. Il me dit qu’il a pu passer la dalle, que c’était pas évident. Mais d’en haut, il voit que l’on peut monter sans avoir à passer cette putain de dalle. Je peux commencer mon ascension sur la droite, traverser la cheminée au niveau de la pile de cairns que je ne repère pas et monter par la gauche. Effectivement, vu d’ici, ça peut être jouable. Pourquoi pas ?

Je démarre l’ascension de la cheminée en écoutant les conseils de Loïc qui m’indique les prises, qui me stoppe au moment de traverser et je finis par le rejoindre après les premières difficultés émotionnelles. Mais je le sais, n’étant pas seul, la peur ne s’installe pas de façon pérenne. Seul avec soi-même, c’est tellement facile de se laisser envahir, de laisser la panique gagner du terrain, de ne pas trouver la solution pour sortir de la confusion. Je connais cette sensation, je l’ai trop subie. J’en suis souvent sorti, et parfois pas. C’est le pouvoir qu’ont les autres sur moi. Aujourd’hui je comprends que si j’avais suivi Elisabeth et Daniel lors de l’ascension du pic des Trois Rois, je serais arrivé au sommet.

Alors voilà, il se trouve qu’au-dessus de cette cheminée il n’y a pas besoin d’évoluer sur la crête aérienne qui m’avait fait m’asseoir. Nous sommes à 20 ou 50 mètres de l’endroit où j’avais abandonné. Nous sommes tout au bout de la crête, au pied du pic. Le vent s’est fait la malle et les rayons du soleil ont réchauffé mes mains. Face au pic des Spijeoles, je comprends qu’il reste un pierrier de cailloux roulants et l’escalade finale sur la paroi. Loïc mène, mais contre toute attente, ça commence à sentir très bon. Je bois une gorgée d’eau. Je vais devoir rationner. Il ne me reste même pas un litre. Je marche dans les pas de Loïc qui évolue dans le pierrier glissant. Ma montre indique que nous n’avons plus que cent mètres de marche. Cent mètres. Pour certains, ça se fait en moins de dix secondes, pour moi, je pressens que ça va être les 100 mètres les plus longs de ma vie. Au beau milieu du pierrier, Loïc s’arrête souvent, nous prenons le temps de discuter. Ça me fait du bien. Si je n’ai pas encore le vertige, je ne suis pas à l’aise pour autant. Les petits cailloux sur lesquels nous sommes ne sont pas mon terrain de jeu préféré.

Nous arrivons au pied de la paroi. Mon inconfort s’accroît. Je suis incapable de regarder en arrière, mais sur les côtés, je vois que la vue va être impressionnante. Peu de nuages, les conditions climatiques sont finalement parfaites. Il commence même à faire chaud. J’escalade, prise après prise. Cette ascension n’est pas simple pour moi. Il me faut une assurance totale pour pouvoir me hisser sur la paroi verticale. Après de longues minutes d’ascension, j’entends le cri de joie de Loïc : « Ça y est ! » Putain, il est au sommet, à quelques mètres de moi. Je franchis tant bien que mal les derniers obstacles et me hisse à mon tour sur le pic des Spijeoles, à 3065 mètres !

sur les Spijeoles

Je n’arrive pas à y croire. Je suis passé par toutes les émotions, toutes les sensations, mais aujourd’hui, il manquait celle que j’appréhendais le plus : le vertige. Qui aurait pu croire que je n’aurais pas le vertige lors de mon ascension du pic des Spijeoles ? Peu d’exposition au vide finalement, ça a peut-être joué. Mais je me connais et vraiment, je commence à croire que je suis enfin en voie de guérison.

avec Loïc

Nous restons longtemps sur le pic, une heure peut-être, seuls au monde. Profitant de la chaleur du Soleil. Je remercie Loïc à qui je dois cette victoire. Du malaise lors de l’ascension, aucun malaise au sommet. Je me souviens alors que sur le pic du Néouvielle, je ne pouvais pas regarder autour. Et pourtant je n’étais pas seul non plus. Est-ce que je vais pouvoir changer de catégorie ? Faire prochainement l’ascension du toit des Pyrénées ? Le pic de l’Aneto avec son vertigineux pas de Mahomet… Et pourquoi pas réenvisager… Le Mont Blanc ? Aujourd’hui, au-dessus de l’endroit que je préfère au monde, à 3065 mètres, tout devient possible…

Je suis extrêmement lent pour redescendre. Je suis peut-être plus lent que pour monter. Je répète sans cesse à Loïc qu’il peut partir sans moi, que ça va aller. Je glisse et tombe à plusieurs reprises, la journée commence à se faire longue. J’ai des ampoules qui apparaissent sous les pieds, la fatigue me gagne, je n’en peux plus. Le fait d’assurer chacune de mes prises crée un effort supplémentaire qui me pèse. Je m’efforce de suivre mon binôme mais je suis à la masse.

Nous nous serrons la main après avoir franchi le pierrier sous le col du lac Glacé. Alors que je le regarde partir, je commence à ralentir. Chaque pas demande un effort et sur le chemin sans difficulté qui mène au lac Saussat, je commence à traîner des pieds et à souffler. Je n’arrive même plus à m’extasier d’avoir atteint le pic des Spijeoles. Je m’assois au lac d’Oô. Le jour commence à décliner. Je traîne sur mon téléphone, sans la moindre énergie. J’ai mal aux jambes, les ampoules me font un mal de chien, je pourrais m’endormir là.

J’arrive à ma voiture à 20h35, après 14h32 de randonnée.

Et aujourd’hui, j’écris ces mots dans la douleur, incapable de marcher, incapable de me pointer à mon entraînement alors que je devrais attaquer la préparation de notre prochain rendez-vous au marathon de La Rochelle. (émoji feu)

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